Tunisie. Le chantier présidentiel, un projet qui avance masqué

 Tunisie. Le chantier présidentiel, un projet qui avance masqué

Le président Kaïs Saïed a confirmé que l’islam ne sera pas inscrit comme « religion d’État » dans le projet de Constitution qu’il soumettra à référendum le 25 juillet. De prime abord, l’annonce peut paraître tant novatrice que progressiste pour le non averti. Il n’en est rien. Conservateur sur le plan sociétal, l’ADN du projet saïdiste n’a pas muté vers un modernisme soudain.

 

Le cadre de cette annonce est d’ailleurs en soi une indication des intentions profondes de Kais Saïed. Au milieu des pèlerins en partance pour la Mecque, le président visiblement à l’aise, est comme dans son élément naturel. Les services de communication du Palais ne s’y sont pas trompés, ils y consacrent près d’une demi-heure de vidéo. A plusieurs reprises, Saïed loue Dieu pour « la bénédiction qu’est l’islam ». Des incantations religieuses, ponctuées par des prises de parole à propos de sa volonté, maintenant qu’il a les coudées franches, de modifier l’article 1 de la Constitution, en le délestant de l’islamité de l’Etat. Même Bourguiba en son temps n’avait pas osé. Présent à l’aéroport, l’ambassadeur d’Arabie saoudite semble parfois confus en écoutant ces propos quelque peu contradictoires.

Réhabilitation du concept de Oumma

« Dans la prochaine Constitution de la Tunisie, nous ne parlerons plus d’un État dont la religion est l’islam mais de l’appartenance de la Tunisie à une Oumma (grande nation) dont la religion est l’islam. La Oumma et l’État sont deux choses différentes », a soutenu Saïed.

Bientôt quinquagénaire, le juriste Sadok Belaïd, laïque revendiqué pour sa part, chargé de diriger la commission de rédaction de ce texte, avait affirmé qu’il présenterait au président un projet de charte expurgée de toute référence à l’islam, « pour combattre les partis d’inspiration islamiste comme Ennahdha ». Or, pour les opposants à cette idée, l’amendement de l’article 1 ne fera qu’alimenter le credo de l’islam politique qui postule précisément que l’identité arabo-islamique du pays est menacée.

Le premier article de l’éphémère Constitution actuelle adoptée en grande pompe en 2014 stipule que la Tunisie « est un État libre, indépendant et souverain, l’islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime« , conservant tel quel l’article premier de la Constitution de 1959. Dans son préambule, la Constitution de 2014 évoque déjà l’idée « d’appartenance culturelle et civilisationnelle (du peuple tunisien) à l’Oumma arabe et islamique » ainsi que son « identité arabe et islamique« . Insuffisante en préambule, l’idée de Oumma islamique sera vraisemblablement promue par Kais Saïed pour figurer dans l’article 1 de la Constitution de la « nouvelle République ».

Paradoxalement, ce tour de passe-passe contente certaines élites pro coup de force du 25 juillet, prêtes à fermer les yeux sur les connotations réactionnaires de la « oumma », et permet dans le même temps au projet présidentiel d’avancer quelques pions idéologiques.

Ce type de malentendu est un classique des populismes, et plus spécifiquement au discours Saïdien qui a recours à une forme de « tamkin », une tactique qui désigne dans la littérature islamiste une lente et patiente appropriation du pouvoir qui se donne tous les moyens de parvenir à ses fins. Le tamkin n’est en réalité pas l’apanage de l’islamisme mais de toutes sortes de mouvances qui passent de la clandestinité au pouvoir, conscientes du handicap de l’impopularité de leurs programmes auprès de larges franges du peuple et des élites.

 

Un « red facism » qui ne dit pas son nom

Expression argotique des sciences politiques, le terme « rouge-brun » désigne une personne ou une mouvance susceptible de prôner des valeurs hybrides résultant d’un mélange entre celles de l’extrême-droite (le brun) et l’extrême-gauche communiste (le rouge). Elle s’applique dans le cas de l’espèce : ceux qui découvrent avec surprise aujourd’hui le projet sociétal à l’œuvre en Tunisie méconnaissent le candidat Kais Saïed. Ce dernier avait en effet donné avant 2019 de nombreux indices sur ses intentions radicales et égalitaires socialement, mais profondément conservatrices sur le plan sociétal.

« La religion est la charia (la Loi) de la Oumma, par conséquent cette oumma ne saurait légiférer en dehors des sources des lois existantes en islam. L’esprit de la charia est pour Kais Saïed l’unique base sur laquelle on doit légiférer. C’est pourquoi sa réponse est claire lorsqu’il est interrogé sur sa position concernant l’égalité entre les sexes dans l’héritage : il estime que le texte coranique est sans ambiguïté à ce propos », rappelle Tarek Kahlaoui, ancien directeur de l’Institut d’études stratégiques à Carthage. Pourquoi ainsi s’embarrasser d’un article 1 tel que pensé par les Constitutions de 1959 et 2014, lorsque la religion est constitutive, en filigrane, de l’ensemble du projet nouveau de charte octroyée ?

« J’ai été naïve de croire qu’il existait une société civile progressiste qui ferait barrage […]. Kais Saïed va finalement réussir là où les islamistes d’Ennahdha ont échoué, en pliant sous la pression », ironise quant à elle l’avocate Dalila Ben Mbarek Msaddek.

Début juin, Carthage avait décidé d’opérer un remaniement d’un grand nombre de gouverneurs : 13 gouverneurs sur les 24 que compte le pays. Beaucoup d’entre eux, à l’image de Abdelhalim Hamdi, militant de l’Union des diplômés chômeurs, nommé gouverneur de Sidi Bouzid dont il est originaire, sont de fervents défenseurs du projet présidentiel. Un projet centralisé mais qui se déploie surtout via le réseau qu’il tisse dans les localités.

 

Vers la fin de la séparation des pouvoirs

La nouvelle Constitution doit remplacer celle de 2014 qui avait instauré un système hybride, source de conflits récurrents entre les branches exécutive et législative. L’opposition et des organisations de défense des droits humains accusent Kaïs Saïed de chercher à faire adopter un texte taillé sur mesure pour lui-même.

Interrogé sur la nature du système de gouvernement qui sera instauré par la nouvelle Constitution, le président botte en touche : « Qu’il s’agisse d’un système présidentiel ou parlementaire n’est pas la question. Ce qui compte est que le peuple a la souveraineté. Pour le reste il s’agit de fonctions et non pas de pouvoirs, a-t-il déclaré. Il y a la fonction législative, la fonction exécutive et la fonction judiciaire et une séparation entre elles ».

Kaïs Saïed s’est vu remettre le 20 juin un projet de nouvelle Constitution rédigée en moins de 3 semaines, contre 3 années en moyenne pour les Constitutions précédentes. Il doit le valider avant de le soumettre à référendum le 25 juillet, jour du premier anniversaire du coup de force par lequel il s’est arrogé les pleins pouvoirs.

 

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