Tunisie. Le 25 juillet a-t-il sonné la fin des corps intermédiaires ?
Alors que cinq jours séparent le pays de la très théorique échéance de fin du dispositif d’exception prévu par l’article 80 de la Constitution, tout indique à en croire la dernière prise de parole en date du président Kais Saïed le jeudi 19 août qu’une feuille de route n’est d’ores et déjà plus d’actualité.
Saïed recevait le ministre des Affaires sociales, Mohamed Trabelsi et la chargée de la gestion du ministère des Finances, Sihem Boughdiri. A l’ordre du jour, discuter des moyens d’accélérer l’octroi des aides sociales dans le cadre de l’accord conclu avec la Banque mondiale pour la reconstruction et le développement. Mais comme à l’accoutumée, 90% du contenu du discours présidentiel à sens unique consistait en des digressions n’ayant rien à voir avec le sujet initial.
« Ceux qui me demandent à longueur de journée une feuille de route peuvent aller consulter les livres de géographie ! » (allusion à l’expression kharitat tariq en arabe où le mot feuille renvoie à une carte géographique, ndlr), nargue le président qui poursuit péremptoire en tapant du poing sur la table : « La feuille de route, c’est le peuple qui la décidera ! ». En clair, Carthage estime qu’elle n’a de compte à rendre à personne sur le sort de la nation à l’avenir.
Après bientôt deux années de pouvoir, le projet politique de Kais Saïed est encore abscons, entouré de mystère, y compris pour les jeunes qui disent y avoir adhéré dès 2011, à l’image de Faouzi Daas, très présent aux côtés du candidat Saïed lors de sa « campagne électorale explicative » de 2019. Interrogé hier à propos de la suite des évènements et de l’instauration ou non d’un régime populiste dit des « comités » (lijén ou majaless en arabe), le compagnon de route du président confesse simplement qu’il « ne sait pas ».
Si le jeune militant estime que ceux qui parlent de futur régime des comités du peuple le font de manière péjorative et méprisante, il explique dans le même entretien que « la classe politique n’a pas su voir le génie des comités de protection de la révolution qui au lendemain de la révolution de 2011 avaient eux-mêmes pris en charge la protection de leurs quartiers ».
Personnage particulier et tout aussi méconnu que le président de la République, Ridha Chiheb Mekki, surnommé Ridha Lénine, ancien inspecteur de l’enseignement secondaire, se voit en grand idéologue et architecte du projet du président Saïed, reçu au titre de frère d’armes par ce dernier au Palais de Carthage quelques jours avant le coup de force du 25 juillet. Dans une interview accordée dès décembre 2019, Mekki affirme sans sourciller que « la démocratie représentative parlementaire et l’ensemble de ses intermédiaires sont à court d’outils et de solutions ».
Pour le spécialiste en communication politique Sadok Hammami, « Kais Saïed pense qu’il est un être exceptionnel ». Le score de 72,71% au second tour, puis le plébiscite des récents sondages le soutenant à plus de 90%, ont achevé de convaincre le président qu’il est investi d’une mission prophétique qui transcende la Tunisie et « servira d’exemple à toute l’Humanité », comme il s’en est prévalu à plusieurs reprises.
Comment conceptualiser le vague projet de IIIe République ?
Si ceux qui adhèrent à ce vague projet vantent son avant-gardisme et le fait qu’il se réclame d’une démocratie participative directe novatrice, nombreux sont les politologues et historiens qui pensent au contraire qu’il s’agit là d’une itération d’un système éculé déjà essayé, comparable à celui de la jamahiriya.
« Je me considère idéologiquement proche du régime des jamahir, pourtant je suis contre son application dans notre contexte, je suis convaincu qu’il ne peut pas marcher en Tunisie. Ses adeptes, des anarchistes, ont même été condamnés à mort en Occident », avertit notamment l’ancien ministre et député nationaliste Mabrouk Korchid, qui compare la pensée de Saïed à celle de Pierre-Joseph Proudhon, théoricien de l’anarchisme et du mutuellisme au 19e siècle.
Face à la curiosité suscitée par le phénomène Kais Saïed au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle, nous avions publié un article le 28 septembre 2019 intitulé « Kais Saïed incarne-t-il une forme d’anarchisme ? », dont le postulat était que le légalisme affiché par sa doctrine était sous-tendu par l’idée utopique de l’avènement d’une société autogérée. Une société qui se passerait des corps intermédiaires des démocraties contemporaines mais aussi des élites qu’elle abhorre.
Une anecdote datant de l’entre-deux tours, passée quasiment inaperçue, est révélatrice du credo présidentiel de la foi absolue en « le peuple d’en bas », un pan social romancé. On y voit Kais Saïed très ému face à un jeune chômeur qui avait parcouru à pied des centaines de kilomètres depuis Zarzis dans le sud tunisien pour le voir dans son QG de campagne. « Ne pleure pas », lui répond Kais Saïed entre deux accolades, avant de lever son bras et de dire face caméra « ce sont eux qui gouverneront demain, voici le vrai Parlement tunisien ! ».
En attendant de faire table rase de 10 années de transition démocratique, le président Saïed a d’une certaine façon déjà entamé la mise en place de ce projet via les structures existantes, en mettant sans complexes ses proches à la tête des gouvernorats, des profils similaires croisés au hasard de sa campagne de 2019, dont il est certain de l’allégeance. A l’image de Samir Abdellaoui, nommé le 12 août gouverneur de Bizerte, et qui fait l’objet de brimades des réseaux sociaux suite à un premier entretien accordé à la presse.
Observant non sans inquiétude ces développements, l’Occident, les Etats-Unis en tête, qui avait parié et massivement investi dans la balbutiante démocratie tunisienne, y voit sans doute le risque d’un retour à la clandestinité d’un islam politique qui était devenu d’autant plus contrôlable qu’il avait joué le jeu de l’entrée au Parlement. Pour le prestigieux média économique Bloomberg, le « power grab » du président Saïed pourrait par ailleurs mener le pays vers la voie d’une inéluctable libanisation.