Tunisie. L’attaque de Djerba et les ambiguïtés sémantiques

 Tunisie. L’attaque de Djerba et les ambiguïtés sémantiques

Près de 24 heures après l’attaque meurtrière de Djerba, la réaction tardive de la présidence de la République tunisienne, venue sous la forme d’une réunion du Conseil de la sûreté nationale, suscite de la perplexité en Tunisie comme à l’étranger.

 

Au-delà des formules convenues, les qualificatifs utilisés par Carthage surprennent. Le président Kais Saïed a ainsi parlé d’« acte criminel ».

« Nous sommes réunis après l’acte criminel lâche qui a eu lieu hier à Djerba […] Beaucoup de pays ont déjà vécu des actes similaires, et ils en font encore les frais. Nombreux sont ces pays, même parmi les plus grands, qui ont enregistré des victimes. Nous n’allons pas les citer tous. Ces criminels ont pris pour cible la synagogue de la Ghriba, et ce n’est pas la première fois qu’elle est visée. Nous nous rappelons l’attaque de 2002. Mais avec la vigilance de nos forces de sécurité armées, ils n’ont même pas réussi à atteindre la synagogue. Ce criminel qui a essayé d’atteindre la synagogue a été éliminé ».

 

Absence de communication de crise

Trois axes clairs sont à retenir du point de vue de la communication choisie par le Palais. Tous visent à minimiser la portée de l’attaque : Premièrement, il ne s’agirait donc pas d’un acte terroriste, mais simplement « criminel ». Deuxièmement, cela n’aurait rien d’exceptionnel puisque d’autres pays, parmi les plus puissants, font face à des « crimes » similaires. Troisièmement, la présidence relativise enfin en citant le précédent plus meurtrier de 2002, au même endroit, où le terroriste Nizar Naouar avait fait 19 morts.

Pourtant, pour le spécialiste Noureddine Neifar, la connotation terroriste des actes perpétrés à Djerba ne fait aucun doute. « Radicalisé, ce caporal de la Garde maritime, recruté en 2017 visiblement de façon hâtive, est sans doute passé dans les mailles du filet, sans investigation dans son passé ni suivi au cours de son parcours professionnel. Pourquoi cacher qu’il a égorgé son collègue avant de poursuivre son opération ? Ceci est typique du mode opératoire djihadiste ». « Il va falloir que l’Etat enquête a posteriori sur tous ces recrutements ne respectant pas les standards de l’appareil sécuritaire », ajoute Neifar.

Mise à jour post conférence de presse du ministère de l’Intérieur : le tueur aurait tiré dans la nuque de son collègue selon le ministre, « derrière son oreille », ce qui contredit la première version de l’égorgement reprise par les médias.

Inédite dans son modus operandi, l’opération de Djerba où un agent des forces armées retourne son arme contre plusieurs patrouilles, à deux doigts de commettre un carnage plus important encore au vu de l’arsenal en sa possession, a de quoi préoccuper. Mais loin d’évoquer la question certes délicate de la présence potentielle de loups solitaires au sein des corps armés ou de la prévention de ce phénomène en amont, le président Saïed semblait davantage soucieux de faire correspondre les faits à son propre narratif conspirationniste.

Pour le chef de l’Etat, qui aime à se présenter comme l’incarnation du peuple, « le peuple tunisien n’est pas dupe, il est au fait des machinations de ceux qui visent à déstabiliser l’Etat ». En recourant une fois de plus à ce « ils » indéfini, nul ne sait vraiment à qui fait référence Kais Saïed. Que ce soient les islamistes, l’opposition, les élites, etc. ce fourre-tout constitue en somme une rhétorique bien commode pour tous les régimes autoritaires qui privilégient les thèses de la main invisible et du vague ennemi intérieur, plutôt que de faire leur auto critique sur les manquements en matière de gouvernance.

En dehors d’une discrète visite de terrain du ministre du Tourisme au lendemain de l’attaque, aucun haut dignitaire n’a en outre daigné faire le déplacement sur place, ni la cheffe du gouvernement Nejla Bouden, ni le fraîchement investi ministre de l’Intérieur Kamel Feki, ni le président Saïed qui avait fait des déplacements il n’y a pas si longtemps pour bien plus anecdotique fait divers tels que la suspicion de terrorisme suite à la présence d’un tunnel à la Marsa, en réalité un trou de quelques mètres.

« Il semble que le président fait face à un certain embarras s’agissant de qualifier le gendarme de terroriste, lui qui est si prompt à qualifier ses opposants de terroristes », note l’éditorialiste Ala Zaatour.

 

Réactions nationales et internationales

Réagissant hier 10 mai à l’attaque, le président français Emmanuel Macron a ouvertement parlé de « haine antisémite » :

Le parquet antiterroriste français a annoncé aujourd’hui l’ouverture d’une enquête sur l’attaque de Djerba. Les investigation, confiées à la Direction générale française de la sécurité intérieure (DGSI), concernent « le chef d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste », selon une dépêche de l’AFP. L’une des victimes de cette attaque est, rappelons-le, un pèlerin de triple nationalité française, israélienne, et tunisienne.

L’association des magistrats tunisiens (AMT) a pour sa part demandé au ministère public d’apporter les éclaircissements nécessaires au sujet de cette affaire. Elle a considéré que ceci faisait partie des obligations du porte-parole des tribunaux, rappelant que l’affaire concernait l’opinion publique nationale et internationale. Quant au Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), il a appelé l’État tunisien à faire preuve de transparence et à « présenter tous les détails relatifs à l’affaire ».

Signe de la communication confuse des autorités autour de l’attentat, le ministère tunisien de l’Intérieur qui avait convié les médias mercredi soir à 20h00 pour une conférence de presse, a annulé ladite conférence à la dernière minute, reportée pour une heure non déterminée aujourd’hui jeudi.

Le tueur, Wissem Khazri, au premier plan, en 2019