La technocratie, maladie chronique de la démocratie
Arrivé en tête des législatives, c’est Ennahdha qui conformément à la Constitution a proposé une personnalité pour former le prochain gouvernement. Il s’agit de l'ancien secrétaire d'Etat Habib Jemli, un inconnu, ou presque. Sorte de rituel de la patate chaude, la désignation de chefs de l’exécutif apolitiques se perpétue donc dans la Tunisie post révolution. Une forme de procrastination qui n’est pas du goût de tous.
Ingénieur agricole de formation, Habib Jemli, 60 ans, natif de Kairouan, est un ancien secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Agriculture (de 2011 à 2014), au sein des deux gouvernements de la troïka respectivement de Hamadi Jebali et Ali Larayedh. Dans son CV, l’homme précise qu'il n'a « aucune appartenance politique ». Pourtant, un simple détour par les archives de la page officielle d’Ennahdha montre que Jemli fut à l’époque présenté non pas comme indépendant mais comme appartenant au parti islamiste.
Au terme d’un discret parcours de 14 ans dans l’Office des céréales du ministère de l’Agriculture, il quitte la fonction publique en 2001 et entame une carrière dans le secteur privé où il a supervisé un groupe industriel alimentaire.
Au lendemain de l’annonce de ce choix, un baromètre politique mensuel Sigma publié ce weekend, autour du taux de confiance des Tunisiens en leur classe politique, révélait que plus des deux tiers des sondés (67,1%) ne font désormais pas confiance au chef d’Ennahdha et président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi.
Et pour cause ! Nous faisons face aujourd’hui au retour à la fatalité du choix d'un chef de gouvernement faible, potentiellement un simple exécutant, quasiment inconnu au bataillon. Contrairement à Mehdi Jomâa en 2014 et à Youssef Chahed en 2016, deux anonymes à l’époque mais propulsés à la Kasbah par des circonstances exceptionnelles, cet ajournement de la prise par un parti vainqueur de ses pleines responsabilités indique cette fois une frilosité sans pareille.
Un pas en arrière pour la jeune démocratie Tunisie
Certains avancent qu’il s’agit là d’une tactique visant à couper l’herbe sous les pieds de l’opposition et des détracteurs d’Ennahdha, parti qui se serait exposé aux pires critiques s’il auvait opté pour une personnalité nahdhaouie de premier plan. D’autres encore postulent que les assassinats politiques de 2013 sont encore vivaces dans l’esprit de l’opinion publique, et que de toute façon Ghannouchi a été à bonne école, au contact de feu Béji Caïd Essebsi, qui n’avait pas souhaité d’homme fort à la tête du gouvernement.
Il n’en demeure pas moins que l’option retenue, celle d’un pseudo indépendant, est en soi une régression considérable pour la démocratie tunisienne, un scénario contraire à l'esprit de la Constitution de 2014, qui préconise non pas un figurant à la Kasbah, mais l’homme fort de l’exécutif.
Constitutionnaliste invétéré, le président Kais Saïed aurait pu par ailleurs prendre son temps avant de donner son aval à cette manœuvre déguisée en compromis consensuel. Mais il n’en fut rien : Carthage a automatiquement validé la chose en un temps record. Le document joliment calligraphié était même prêt à l’avance, auquel le président n’a fait qu’apposer sa signature.
Crise de la démocratie représentative dans les deux rives
Pour des raisons différentes mais des résultats convergents, le parallèle est dès lors tentant entre les destinées des deux peuples français et tunisiens, tous deux aux prises avec leur régimes politiques actuels, en ce lendemain de premier anniversaire des Gilets jaunes, et de calme avant la tempête sociale hivernale en Tunisie. Deux contestations immédiates, post prise de fonction d’un nouveau pouvoir.
Pour de nombreuses années et scrutins à venir, les résultats des élections en France et en Tunisie sont en effet caricaturables à souhait, tant ils sont prévisibles, régis par des séquences répétitives qui commencent à sérieusement lasser les deux peuples.
En France, où le régime de gouvernance est présidentiel, une droite progressiste fourre-tout (libérale – libertaire) s’oppose au nationalisme, aussi appelé populisme ou encore souverainisme. Un candidat du système agite la « menace fasciste », et il passe aisément au second tour, quel que soit le degré de succès de sa campagne.
En Tunisie, où le régime de gouvernance est parlementaire mixte, de prétendus conservateurs s'engagent à ne pas s'allier ce qu’ils qualifient de « mafia » (Qalb Tounes). Ces derniers, des pseudo modernistes, jurent leurs grands dieux qu'ils ne négocieront jamais avec des religieux.
Grâce au vote indéfectible des bases islamistes, Ennahdha passe facilement, malgré les échecs des huit dernières années. Dès le lendemain, les leaders des deux camps s'allient sans le moindre scrupule pour sécuriser le pouvoir et se le partager, au nom de la stabilité.
Pour briser ces cycles bien rodés, au cœur de la crise de la démocratie représentative, deux scénarios semblent tôt ou tard inévitables respectivement dans les deux pays : l'émergence en France d'une figure nationaliste "acceptable", pro gilets jaunes, ce qui nécessite selon de nombreux analystes que Marine Le Pen s'éclipse au profit d'une personnalité moins clivante qui pourrait alors passer en 2022. Un hiver social très dur en Tunisie, aux allures de deuxième révolution qui balayerait le paysage parlementaire actuel.
Les mêmes causes produisent les mêmes effets, en pire. Or, ce « more of the same », tous les cinq ans, a probablement déjà atteint ses limites dans les deux pays.