La politique dans les régions : quels défis pour les partis politiques ? (Rapport du colloque de l’ATEP et de Konrad Adenauer Stiftung du 22 mai 2016 à Hammamet)
Hajer Gueldich
Maître de conférences agrégée à l’Institut des études juridiques et politiques de Kairouan
L’Association Tunisienne d’Etudes Politiques (ATEP) a organisé le 22 mai dernier en collaboration avec Konrad Adenauer Stiftung un colloque à Hammamet dont l’objet porte sur « La politique dans les régions : quels défis pour les partis politiques ». Dans son allocution de bienvenue le professeur Hatem M’rad, président de l’ATEP, a souligné l’importance de développer les liens entre les régions, longtemps marginalisées, et les partis politiques, dans le contexte actuel de transition. Pour lui, les partis doivent s’implanter dans tout le territoire et pas seulement dans les grandes villes, car la démocratie est d’abord le rapprochement des citoyens et des électeurs avec les représentants politiques et donc, avec les partis. Pour sa part, Edmund Ratka, représentant de la Konrad-Adenauer-Stiftung, n’a pas manqué de présenter la Fondation et ses objectifs, il a ensuite évoqué la crise de représentativité au niveau politique, ainsi que l’importance de la question traitée, surtout dans le contexte de transition démocratique que connait la Tunisie actuellement.
Hassan Zargouni, président de Sigma Conseil, a présenté un sondage qui vise à connaitre les contours des relations entre les partis politiques en Tunisie et les citoyens. Cette enquête a été faite sur un échantillon de 1021 Tunisiens au cours de l’année 2016 et a révélé les résultats suivants :
72% des tunisiens ont une mauvaise image des partis politiques ;42% déclarent que les partis politiques ne leur sont pas proches ;63% pensent que les partis politiques existent seulement pour enrichir leurs membres à travers l’accès aux fonds publics ; 63% des tunisiens n’ont pas confiance en les partis politiques ; 86% d’entre eux souhaitent que les partis politiques jouent un rôle plus important ; 97% estiment qu’ils n’ont pas été contactés par un parti politique dans leurs régions.
Des chiffres qui montrent, selon l’intervenant, la relation de méfiance et de déception qui a marqué le peuple tunisien, dans sa relation avec les partis politiques.
Alia Gana, directrice de recherche CNRS à l’IRMC, a présenté les résultats d’un travail de recherche lancé en 2012 et mené sur la Tunisie dans le cadre de l’IRMC.D’après elle, les résultats des élections de l’ANC en 2011, ainsi que celles des législatives de 2014 peuvent être interprétés comme des résultats renvoyant à des oppositions entre partis modernistes/partis conservateurs, partis religieux/partis laïques ; mais aussi comme le témoignage de certains comportements électoraux des tunisiens.
L’intervenante a présenté l’objectif de la recherche ( l’analyse des liens entre la géographie de l’implantation des partis politiques et les caractéristiques sociales et économiques des territoires), ainsi que la démarche poursuivie dans cette recherche (des enquêtes par questionnaire, entretiens auprès des électeurs et des élus, des enquêtes de sortie des urnes).
D’après les résultats de cette recherche, l’intervenante a mis en lumière le volet géographie électorale (importantes différences socio-électorales, double exclusion du jeu politique des acteurs de la révolution, part des votes perdus, etc.).Elle a aussi montré que la géographie électorale au cours des élections de 2011 a été structurée autour de deux principales oppositions (grands partis/ le reste du spectre électoral ; partis modernistes/parti Ennahdha).
Pour les élections législatives de 2014, l’intervenante a analysé les résultats des élections comme une opposition profonde entre le Nord (favorable à Nida) et le Sud (favorable à Ennahdha) tout en évoquant certaines nuances par rapport à ce constat ; mais aussi comme une fracture entre les territoires et régions côtières et métropolitaines et le reste du pays.
Walid Maâouia, secrétaire Général Ifrikya pour le Dialogue Économique, a évoqué un témoignage de son expérience personnelle en 2011, au cours de la campagne électorale du PDP (dirigé par Ahmed Néjib Chebbi) avant de se présenter aux élections de l’ANC en 2011, tout en mettant en lumière l’identité politique de ce parti.
L’intervenant a rappelé les événements politiques qui ont marqué les deux mois de mars/avril 2011, afin de mettre l’accent sur les difficultés qu’ont rencontré sur le terrain des personnes qui sont parties dans les régions faire la campagne électorale du PDP ; un contexte dangereux avec des sit-in, des couvre-feux, des manifestations de violence et une situation très déstabilisée dans les régions et à l’intérieur de la Tunisie au cours de cette période.
L’intervenant n’a pas manqué d’attirer l’attention sur les risques d’effritement au sein du parti, les différences de point de vue entre Ahmed Néjib Chebbi et les militants de base du PDP, de même que le manque de visibilité du logo (bateau jaune) devant être capturée par le grand public. C’est une des raisons qui a fait que le PDP n’a eu qu’un seul siège après les élections législatives de 2014.
Andreas Marchetti, directeur de politglott et Senior Fellow au Centre de recherche pour l'intégration européenne à l'Université de Bonn (Allemagne) a souligné l’importance de l’approche comparative qui peut inspirer l’expérience tunisienne. Après avoir défini et exposé le rôle des partis politiques, l’intervenant a axé sa recherche sur deux volets : d’une part, les défis du système représentatif (notamment la diminution de la base des adhérents et la croissance de l’abstentionnisme) et d’autre part, les exigences du régionalisme (en se basant sur des schémas de découpage territorial et de séparation des pouvoirs, ainsi que la répartition des compétences et des sièges). Cette étude qui met en parallèle la représentativité des partis au niveau national et au niveau régional et cantonal souligne l’importance de l’organisation des partis politiques sur tous les niveaux et l’importance de l’approche bottom-up. Selon l’intervenant, cette tendance à se rapprocher des régions, à travailler sur la proximité physique des citoyens, dans un esprit tendant à rétablir les liens entre les politiques et les citoyens, par tous les moyens, peut être un gage de succès et d’effectivité pour les partis politiques et l’exemple allemand en est la meilleure illustration.
Lotfi Tarchouna, doyen de la Faculté de Droit et des Sciences politiques de Sousse, a commencé par évoquer le contexte général de la décentralisation en Tunisie(notamment le chapitre 7 de la nouvelle constitution tunisienne, les lois sur les élections et le futur Code sur les collectivités territoriales).L’intervenant a évoqué la notion des interactions stratégiques entre partis politiques et a évoqué les résultats d’un questionnaire établi vis-à-vis de 5 partis politiques (Ennahdha, Nidaa, Massar, Jebha, Alliance démocratique) pas très représentatif, selon lui, mais pouvant montrer des tendances générales relatives aux questions de la décentralisation, le financement des partis, les notables locaux, les ex-cadres du RCD, (etc.). L’intervenant a présenté les perspectives ouvertes par la décentralisation aux partis politiques, notamment à travers la nouvelle constitution tunisienne de 2014, qui valorise les partis politiques, la démocratie, le pluralisme, le statut de l’opposition, garantit le droit du vote et la liberté de constituer des partis politiques. Il a souligné aussi l’importance accordée à la décentralisation, ainsi que la nécessité, pour les partis politiques, de travailler dans les régions ; un pari pas gagné à l’avance en raison des difficultés matérielles et logistiques qui peuvent contrecarrer le travail de certains partis politiques dans les régions et enfreindre leurs stratégies de restructuration et d’implantation à l’intérieur du pays.
Raef Jerad, Assistant à la Faculté de Droit et des sciences politiques de Sousse, est parti d’un constat selon lequel les enjeux de pouvoir, auxquels fait face un parti gouvernant, s’accommodent fort peu de la neutralité de l’Administration, et évoquant le contexte autoritaire de la Tunisie d’avant 2011, pendant lequel les collectivités locales étaient sous l’emprise du Centre, l’intervenant a axé sa recherche sur deux points, à savoir les vecteurs de la politisation, d’une part et les chemins de la neutralité, d’autre part. Dans ce sens, il a souligné que les collectivités locales sont longtemps restées dépourvues de compétences décisionnelles, tout en mettant l’accent sur le défaut de démocratie locale, l’absence d’un choix libre des représentants locaux, le dédoublement fonctionnel du Gouverneur et du maire. C’est la raison pour laquelle, nombre de dispositions nouvelles, a-t-il rappelé, surtout au niveau de la nouvelle constitution tunisienne et du futur Code des collectivités territoriales, avaient pour objectif de prémunir dorénavant les collectivités locales de l’ingérence du Centre, à travers notamment la consécration du principe du libre choix des représentants, ainsi que la reconnaissance du caractère minimal et ex post du contrôle qui s’y exerce, un gage de plus pour garantir, selon l’intervenant, plus de neutralité de l’administration régionale.
Maher Gassab, professeur d’Economie et directeur de l’Ecole Supérieure de Commerce de Tunis, a commencé par mettre l’accent sur le rôle de l’économie politique et son importance pour analyser les faits politiques et la situation des régions. Partant d’un constat, celui des classements des gouvernorats selon un indicateur synthétique de développement régional, il a rappelé que les indices du savoir, de la richesse et de l’emploi, de la santé, de la justice et de l’équité, se concentrent tous aux régions côtières. Cela a pour conséquences de graves disparités régionales, chose qui témoigne de l’inefficacité des anciennes politiques économiques régionales et complique encore plus le processus de transition démocratique dans notre pays, face à ces multiples fragilités. L’intervenant a aussi mis l’accent sur les objectifs égoïstes des politiciens avides de pouvoir et d’argent et incapables de planifier à long terme, pour le bien du pays, une politique laxiste qui a mis à genou l’économie tunisienne au cours des cinq dernières années.
Jinan Limam, assistante à l’Université de Carthage, a commencé par souligner que la grande majorité des partis politiques apparaissent comme des partis masculins. Les femmes étant faiblement présentes et peu influentes, une réalité aux antipodes de l’idée selon laquelle les partis représentent l'une des institutions les plus importantes pour promouvoir l'égalité des sexes dans une démocratie. L’intervenante n’a pas manqué de mettre l’accent sur les difficultés et obstacles de cette thématique, notamment un système partisan encore en gestation et peu structuré dans les régions, le manque d’informations et de statistiques relatives aux partis politiques, notamment à l’échelle régionale. A travers la trilogie femmes, régions et partis politiques, elle a insisté sur un triple clivage : clivage centre/régions, clivage hommes/femmes, clivage partis modernistes/partis conservateurs et islamistes.
Pour évaluer l’égalité hommes-femmes, dans une double perspective quantitative et qualitative, Jinan Limam s’est basée sur cinq indices: la représentation des femmes dans les organes de direction des partis ;l’institutionnalisation d’un groupe « femmes » ou « égalité » au sein du parti ; la participation électorale des femmes ; l’accès aux médias et l’inclusion de la dimension genre. Des indices qui témoignent de la faible représentativité des femmes, en dépit d’un grand potentiel féminin sur tous les plans. D’où la nécessité, selon l’intervenante, d’adopter des stratégies plus efficaces pour accroître la participation des femmes au sein des partis politiques, combinant par ailleurs, une réforme des institutions politiques et un appui ciblé aux militantes, aux candidates et aux élues.
Adel Belhaj Rhouma, assistant en Sociologie à l’Institut Ibn Charaf, a évoqué les relations qu’entretiennent le tribalisme et les partis dans les régions. Il a souligné l’importance des groupements humains, dans le cadre de relations de solidarité et de coopération. Il s’agit, selon lui, d’un état à la fois belliqueux mais suscitant des relations d’interdépendance et de solidarité afin d’atteindre des objectifs bien déterminés. L’Etat unitaire a été formé, selon l’intervenant, sur la base d’un processus paradoxal : des disparités sociales économiques et culturelles énormes, des inégalités de développement. Mais après la révolution, et suite aux élections de 2011 et de 2014 en Tunisie, ces relations tribales sont revenues en force et ont été instrumentalisées au profit de quelques partis politiques. Cette situation a poussé les partis politiques et les syndicats à en abuser, tout en les utilisant pour arriver à des objectifs politiques. Des dualités qui n’ont pas manqué de perturber le paysage politique en question, et de déstabiliser le tissu sociétal de la Tunisie postrévolutionnaire, déjà fragilisée par les disparités de développement
Une Table ronde, organisée l’après-midi, a été l’occasion d’évoquer des expériences du terrain de trois figures politiques appartenant à des partis politiques représentatifs en Tunisie et qui ont témoigné sur leurs expériences dans les régions.
Leila Chettaoui (Nida Tounès) a évoqué les questions de décentralisation et de relations entre partis et régions, elle a souligné l’insatisfaction des citoyens et leur manque de confiance en les partis politiques. Elle a mis en exergue l’importance de ce processus de prise de position dans les différents partis politiques, surtout pour Nida Tounès pour qui, ce processus représente un premier pas vers la gouvernance locale. L’intervenante a surtout évoqué l’intérêt, pour les partis politiques, de connaitre les spécificités de chaque région et de chaque localité, tout en maitrisant les outils de la bonne gouvernance et des politiques de proximité.
Ajmi Lourimi (Ennahdha) a rappelé, à son tour, le processus de formation et de progression de l’idéologie d’Ennahdha, surtout après son Xe Congrès annonçant la séparation entre les activités politiques d'Ennahdha et la prédication. L’intervenant a mis l’accent sur l’importance de la proximité du parti des personnes défavorisées et des milieux pauvres, tout en évoquant la nécessité d’établir une politique de proximité avec les régions, l’intérieur du pays et les régions frontalières. Il a affirmé que le parti Ennahdha a une politique de présence et de proximité dans les 24 gouvernorats de la Tunisie, non seulement à travers les bureaux régionaux mais aussi à travers les cellules estudiantines, syndicales, etc. Il a évoqué la relation du parti avec les mosquées, et le rôle social que jouait le parti Ennahdha surtout à l’occasion des fêtes religieuses, des rentrées scolaires, etc. à travers les aides sociales aux populations défavorisées et démunies, un rôle qui a accablé le parti pendant les dernières années et qui revient naturellement à l’Etat.
Fadhel Moussa, ancien doyen de la FSJPST et membre de l’ANC a parlé de son expérience au sein du Massar (qu’il a aujourd’hui quitté), en relation avec la question des régions. Il a évoqué, notamment, l’importance du dispositif du chapitre 7 de la Constitution relativement au pouvoir local, il a ensuite mis en exergue les défis relatifs à ce projet, surtout les défis économiques et sociaux relativement aux projets de développement dans les régions, mais aussi les défis pour les partis politiques quant aux promesses surréalistes, les résultats inattendus, les discours non compréhensifs et non clairs. Des obstacles de taille quant à leur relation avec les citoyens dans les régions, alors que ces derniers veulent un véritable pouvoir de proximité et un pouvoir local véritable afin de régler leurs problèmes d’ordre économique et social. L’intervenant n’a pas manqué, au final, de souligner l’importance de la société civile en Tunisie, un acteur devenant aussi important que les partis politiques et devant avoir une place de taille dans le paysage politique en Tunisie d’aujourd’hui, notamment dans les régions.
Hajer Gueldich