La « guerre contre la corruption » sous le feu des critiques
Un mois environ après son coup d’envoi tonitruant, la guerre déclarée du gouvernement Chahed contre la corruption entre dans une deuxième phase, avec un nouveau coup de filet et le gel des avoirs de Slim Riahi. Mais l’opération est déjà fragilisée par des failles et des irrégularités procédurales qui pourraient entamer sa crédibilité. Explications.
L’opération avait marqué le pas début juin après un premier coup de filet qui avait trouvé globalement de bons échos malgré deux ombres majeures au tableau : une définition bien vague ou a minima de la corruption qui semble s’astreindre à la seule contrebande, et le refus à ce jour du chef du gouvernement de répondre à l’appel des députés de l’Assemblée des représentants du peuple à venir s’expliquer sur la vague d’arrestations en cours.
L’atout de la multiplicité des leviers
En s’attaquant aux avoirs de l’homme d’affaires Slim Riahi, la « guerre » passait subtilement à la vitesse supérieure : c’est le Pôle judiciaire financier qui réactive en effet une affaire datant de 2012. Certes le pouvoir judiciaire jouit d’une autonomie en vertu de la séparation des pouvoirs, mais le gouvernement exerce sans doute en l’occurrence son influence s’agissant de la volonté politique du ministère de la Justice.
Dans le cas du premier gros calibre Chafik Jarraya, le double recours à la Garde nationale via ses brigades d’élite ainsi qu’à la justice militaire relevait déjà de ce même souci de diversification des outils adéquats au cas par cas, selon une politique d’Etat globale et concertée. Cela reste cependant une arme à double tranchant : non seulement des voix s’élèvent pour dénoncer le caractère inconstitutionnel de certaines dispositions incompatibles avec les droits humains, mais des vulnérabilités de procédure ont déjà entamé un édifice finalement assez bâclé.
Un témoin gênant
On apprenait ce weekend que Jarraya a constitué un pourvoi auprès du Tribunal administratif en vue de l’annulation de la décision du juge Mounir Ferchichi portant confiscation de ses biens.
Selon le quotidien Achourouk, l’homme d’affaires invoque un abus de pouvoir et « la violation des conventions internationales sur la lutte contre la corruption qui font la distinction entre les revenus tirés des actes criminels seuls éligibles à la confiscation et les fonds légitimes auxquels il ne peut en aucun cas être touché ». Un juge administratif a d’ores et déjà prononcé un jugement préparatoire faisant injonction au président de la commission de confiscation de produite tous les documents ayant servi de base à sa décision.
Mais ce n’est pas tout. Dans l’une de ses rares apparitions médiatiques, la source probablement la mieux informée de cet opaque dossier, l’ancien constituant et avocat de Jarraya, Fayçal Jadlaoui, révélait le 29 juin sur la radio régionale de Sfax, Diwan FM, que le dossier de la défense fera valoir plusieurs vices de procédures dont le plus important est sans doute l’identité hautement polémique du principal témoin dans l’affaire d’intelligence avec une armée étrangère pour laquelle son client est inculpé.
Ainsi selon Jadlaoui, c’est le magnat de la communication Karim Guellaty en déplacement à Genève, qui aurait alerté les autorités sur une conversation entendue au hasard d’un déjeuner en ville, avant de découvrir que c’était Jarraya en plein négociation avec un marchand d’armes français. Guellaty aurait même photographié à son insu le marchand d’armes alors qu’il tentait de photographier son épouse dans l’avion…
Ce récit « invraisemblable » pour la défense, combiné à la personnalité haute en couleurs du témoin, fragiliseraient considérablement le dossier selon Jadlaoui. Non seulement Guellaty est un ami proche du chef de gouvernement Youssef Chahed, mais ce franco-tunisien adepte du lobbying, décidément omniprésent, s’était aussi constitué témoin dans l’affaire de l’attentat du Bardo en 2015, entre deux visites qu’il organisait de DSK puis du candidat Macron à Tunis.
Le tabou des enjeux politiques
Dans le camp moderniste pourtant dans un premier temps très favorable à l’effort anti-corruption de Chahed, des voix comme celles du chroniqueur Sofiene Ben Hamida se fendent désormais de formules telles que « la lutte contre la corruption n’est pas acceptable lorsque sa finalité est électorale ».
Il n’est pas passé inaperçu en effet qu’en s’attaquant tour à tour à Jarraya et à Riahi, Chahed écartait de facto deux grands rivaux politiques, financier d’un clan de Nidaa Tounes pour l’un, et potentiel adversaire direct à la présidentielle de 2019 pour l’autre.
Pour le juriste Jaouhar Ben Mbarek, ils payent avant tout l’un et l’autre le prix de leur exceptionnelle pénétration des sphères de pouvoir, n’y étant pas prédestinés. En attendant, ceux pour qui la définition de la corruption est intimement liée aux marchés publics clientélistes, appels d’offres truqués et dépassements de l’Etat profond hors douanes, restent sur leur faim.
Seif Soudani