La guerre anti-corruption est-elle passée de mode ?
En défendant fermement son ministre de l’Industrie et des PME, soupçonné de délit d’initié en marge d’une commande de masques médicaux, Elyes Fakhfakh a probablement signé l’un des actes fondateurs de sa mandature, tournant la page de la guerre anti-corruption tous azimuts pratiquée par son prédécesseur.
Si le motif essentiel de l’interview du 19 avril était les annonces d’ordre pratique relatives à la levée du confinement, le chef du gouvernement se savait sans doute attendu au tournant pour éteindre l’incendie du moment qui agite l’opinion publique et politique en Tunisie : « The elephant in the room » était bien entendu l’affaire dite du « scandale des masques » sanitaires, autour de suspicions de corruption dans l’attribution par le ministère de l’Industrie d’un marché de fabrication de 2 millions de masques à un député du parti Al Badil.
Un député qui se trouve être accessoirement lui-même membre de la commission parlementaire de l’industrie et de l’énergie.
Tempête dans un verre d'eau ?
L’avocate et députée d’opposition Abir Moussi avait ébruité le « deal » selon elle « en violation de l’article 25 du règlement intérieur de l’Assemblée qui interdit à tout député de conclure des accords commerciaux avec l’État ou des institutions et établissements publics », sans toutefois nommer son collègue.
Le lendemain, Salah Ben Youssef, ministre de l’Industrie issu du secteur privé et ayant longtemps géré un cabinet d’audit et de comptabilité et de commissariat aux comptes, va passer un mauvais quart d’heure face au journaliste Chaker Besbes qui l’interroge sur son éventuelle démission, au moment où rien ne choque davantage que quiconque veuille tirer profit d’une situation de détresse collective.
Pour sa défense, le ministre affirme ne pas savoir que le chef d’entreprise propriétaire de l’usine en question est par ailleurs député, et que l’urgence nationale lui commandait d’agir le plus rapidement possible, d’où la communication controversée du cahier des charges des critères de fabrication à ce patron.
« Qu’est-ce que c’est que ces histoires ? », s’est emporté le chef du gouvernement (vidéo ci-dessus), « nous sommes en plein effort de guerre, et je devrais m’occuper de ces futilités ? Ceux qui propagent ces racolages sont de mauvaise foi, ils ne réalisent pas l’urgence de la situation […] Nous avons littéralement paralysé le pays avec ces inquisitions, les compétences ne veulent plus de responsabilités au sein de l’Etat, et l’administration est terrorisée par cette bureaucratie du soupçon », a-t-il renchéri sur le ton de l’indignation, invoquant un simple effort individuel d’improvisation de son ministre.
Cette défense décomplexée de son ministre rompt fondamentalement avec le credo de l’ancien occupant de la Kasbah, Youssef Chahed, adepte des limogeages en série de plusieurs de ses ministres, dès lors qu’ils n’étaient pas en adéquation avec la supposée exemplarité requise par la « guerre contre la corruption » dont il s’était fait le chantre ces trois dernières années, bien que taxée de sélectivité.
Taquins, les jeunes d’I-Watch, antenne tunisienne de Transparency international, sorte de chevaliers blancs de l’anti-corruption en Tunisie, ont consacré une publication à cette passe d’armes : « "Conflict of interest" aux USA. "Conflit d’intérêts" en France. "Futilités " en Tunisie » peut-on lire comme allusion sur la page officielle de l’ONG.
Dernièrement, cette dernière est sous le feu des critiques de certains de ses abonnés, lui reprochant notamment l’extension de son domaine de compétence à des sujets aussi généraux et pointus que les campagnes de sensibilisation hygiénique et médicale anti covid-19.
Le dernier hashtag « branchouille » de l’ONG est « Billkamcha » (« en flag’ »), un appel explicite à devenir whistleblower, lanceur d’alerte pour des choses aussi variées que la spéculation financière en temps d’épidémie, un tournage de feuilleton en plein confinement, ou encore des ordures ménagères déversées dans la rue.
Henda Harabi
L’anti-corruption comme mode d’empowerment
Mais entre lancement d’alerte, société du flicage mutuel et pure délation de son prochain, la frontière est parfois ténue, surtout dans un pays comme la Tunisie longtemps gouverné par une toute puissante police politique, alimentée par ses indics, et où après la révolution des partis politiques entiers ont été fondés sur le postulat « mains propres ».
A vouloir afficher sa vertu en permanence, serions-nous en train de remplacer la corruption certes endémique de l’ancien régime par une pensée naïvement manichéenne, sorte de tyrannie du Bien ? Et comment savoir si le whisleblowing, devenu sport national, ne sert pas de viles mais très humaines tentations de règlements de compte ?
Parallèlement à l’affaire des masques, une autre affaire, bien que survenue dans le cadre plus local de Monastir, signale peut-être un tournant dans la politique de l’Etat contre une dérive observée ces dernières années de l’anti-corruption à toutes les sauces.
Avant-hier 19 avril, la déléguée (sous-préfet, ndlr) de la ville de Zeramdine, Henda Harabi, a fait parvenir aux médias nationaux « un appel de détresse ». Selon la responsable régionale, elle serait harcelée son supérieur hiérarchique direct, le gouverneur de Monastir Akram Sebri, après qu’elle est divulgué des dossiers de soupçons de corruption dans l’approvisionnement en matières de base en période de covid-19.
Dès le lendemain, c’est la déléguée qui est limogée, annonce le ministère de l’Intérieur. « Je m’attendais pourtant à être promue », dira lundi Henda Harabi, qui refuse de façon quelque peu irrationnelle la décision de sa propre éviction.
Les prochains mois nous en apprendrons plus sur la politique du gouvernement du social-démocrate Fakhfakh en la matière. Solidaire de son équipe, la méthode décomplexée dans sa gestion de ce qu’il considère comme de fausses alertes marquerait alors un tournant qui pourrait lui donner une identité propre, lui dont on a pu penser à tort qu’il était le clone de son prédécesseur.