Tunisie. La folle surenchère du décret-loi contre la spéculation

 Tunisie. La folle surenchère du décret-loi contre la spéculation

Lentement mais sûrement, le président Kais Saïed, met en place un arsenal législatif qui consacre le tout répressif contre des spéculateurs mal définis. Des textes décrétés sans débat parlementaire, au nom d’un interminable état d’exception, et sur lesquels planent des soupçons de plagiat.

Relatif à « la lutte contre la spéculation », le décret présidentiel qui vient d’entrer en vigueur, publié le 21 mars 2022 dans le Journal officiel de la République tunisienne, « constitue une menace sur le climat général des affaires », selon plusieurs observateurs et économistes.

En théorie, le décret vise à intensifier entre autres le déroulement des rondes d’inspection des commerces et dépôts de denrées alimentaires, obsession thématique du président Saïed qui impute les pénuries actuelles au seul effet de la spéculation et des « complots ».

Le texte définit la spéculation comme étant « toute opération de stockage ou de dissimulation de biens et de marchandises dans un but de création de pénurie ou de perturbation du marché, toute augmentation ou réduction des prix effectuée délibérément de façon directe ou indirecte ou à travers un intermédiaire, par l’utilisation de moyens frauduleux ou électroniques ».

 

Diabolisation à outrance de l’idée de profit

Le texte décrète qu’est « coupable de spéculation tout individu qui, par quelque moyen que ce soit, commet des actes de spéculation ou diffuse de fausses informations dans l’intention de pousser le consommateur à boycotter des produits ou perturber le cycle d’approvisionnement ou encore de provoquer une hausse injustifiée des prix ».

Mais optant pour une solution punitive ultra répressive, le décret stipule que « les individus se rendant coupables de spéculation encourent des peines de prison de 10 ans et d’une amende de 100 mille dinars ». Selon les dispositions du même décret, « si l’objet de spéculation est un produit subventionné par l’Etat ou pharmaceutique, la peine monte alors à 20 ans de prison, une peine assortie d’une amende de 200 mille dinars ».

Ce n’est pas tout : la spéculation est par ailleurs punie de 30 ans de prison et d’une amende de 500 mille dinars, si elle est commise en période de catastrophe naturelle, de pandémie, de crise sanitaire urgente ou d’Etat d’exception. La réclusion criminelle à perpétuité est enfin prononcée dans le cas où le crime est commis par une association de malfaiteurs ou un groupe organisé.

Pour le député suspendu Salem Labyadh appartenant au parti nationaliste « al Chaâb » qui soutient pourtant l’actuel président Saïed, « les criminels de guerre qui seront jugés demain dans la guerre russo-ukrainienne ou encore les génocidaires jadis au Rwanda écoperont sans doute de peines moins lourdes que celles décrétées dans cette loi »… Ironisant à son tour à propos de la surréaliste dureté de ces mesures, le juriste Abdessatar Messaoudi souligne qu’elles sont plus répressives que les lois anti terroristes et anti trafiquants de drogue.

 

La démence du droit

Autoproclamé dresseur de torts, le président Saïed, désormais en roue libre, prône une conception du droit issue des califats d’antan qui sont l’une de ses sources assumées de la gouvernance « juste ». Dans une tribune intitulée « La démence du droit dans un pays arabe », le professeur de sciences politiques Hatem M’rad explique que « le monde arabe a une culture démente, voire démoniaque, du droit ».

« Non seulement la loi relève du maître, mais on lui fait dire encore la chose et son contraire », y déplore M’rad pour qui « le chef arabe, militaire ou civil, veut incarner la loi, comme argument d’Etat, puis du sur-Etat, puis du non-Etat ».

Sur les réseaux sociaux, les auteurs d’avis critiques sur la loi anti spéculation sont souvent intimidés, accusés d’être eux-mêmes des spéculateurs que la loi dérange.

Le texte promulgué par le chef de l’Etat pose un autre problème. Il semble en effet reprendre en grande partie des éléments de la loi algérienne, comme l’a noté le journaliste Elyes Gharbi hier mercredi. Certains passages sont ainsi repris mot pour mot comme ici ou encore ici. Une polémique qui ne cesse de grandir aujourd’hui, le plagiat potentiel mettant dans l’embarras les législateurs du Palais.

 

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