Tunisie. La démocratie occidentale, un modèle universel ?
Alors que les tensions entre la Tunisie et les Etats-Unis étaient fortes ces dernières semaines, dimanche 21 août une réconciliation de façade entre le président Saïed et une délégation du Congrès américain s’est tenue. Le début d’un renouveau ? Pas certain. Début d’explication.
La Chronique de Guy Sibton
On s’interroge : quel est aujourd’hui l’objectif global des Etats-Unis ? Leurs déroutes en Irak, en Afghanistan et ailleurs ont tranché l’affaire, ils n’occupent plus le trône de l’hyper-puissance, ils ont été destitués de la mission de gendarme du monde. Ils conservent néanmoins, pour encore un bon bout de temps, le titre de première puissance militaire, culturelle et économique. A cet égard, sur tous les continents et les océans, leur présence occasionnelle ou endémique leur réserve un rôle déterminant.
Outre la protection légitime de leurs intérêts nationaux immédiats, obéissent-ils à une stratégie générale de perspective mondiale ? Et si oui, quelle est-elle ? J’ai posé la question à l’un de mes confrères new-yorkais, reporter et commentateur prestigieux. Dès qu’il est entré en campagne électorale en 2020, Joe Biden l’a proclamé : président, sa bataille majeure résidera dans l’affrontement des démocraties contre les dictatures.
Par tous les moyens diplomatiques, commerciaux, militaires en cas d’ultime nécessité, son pays s’emploiera à affaiblir les régimes autoritaires, les ronger, les miner jusqu’à leur chute. De la Chine au Togo.
Concorde entre les nations
Ce raisonnement prend sa source dans la conviction qu’une démocratie est par nature pacifiste, qu’elle assure l’ordre et la concorde entre les nations, qu’elle offre à ses ressortissants le meilleur mode de vie. Les deux guerres mondiales ont été provoquées par l’Allemagne autocratique contre les démocraties franco-anglaises, n’est-ce pas ? Les hostilités en Corée (1950-1953) furent déclenchées par le communisme dictatorial. En annexant le Koweït, Saddam Hussein a mis en branle l’opération Tempête du désert (1990-1991). Le tyran Vladimir Poutine, le 24 février dernier, a fait pénétrer son armée en Ukraine et mis le monde en feu.
La démonstration de mon ami américain ne me convainc qu’à moitié. Je lui rétorque que dans l’Antiquité, la République romaine a conquis bien des territoires alors que l’Empire a instauré la Pax Romana. Sans aller si loin, les guerres du Vietnam, d’Afghanistan, d’Irak et d’ailleurs éclatent à l’initiative des Etats-Unis, modèle de démocratie s’il en est.
Etat de droit
Sans le moindre doute, à nos yeux, le régime dit démocratique, pareil à celui qui règne en Occident, représente la fine fleur, le nec plus ultra de la structuration politique. Ce que l’on fait de mieux. L’ensemble de la population, puissants et misérables s’y sentent en sécurité. L’arbitraire n’y est pas la règle, l’Etat de droit s’impose à tous, du plus petit jusqu’au plus grand, du moussaillon au commandant.
Dès qu’ils sont démis de leur fonction, les plus redoutables des présidents, de Donald Trump à Nicolas Sarkozy, sont menacés de prison pour quelques incartades dont ils seraient soupçonnés. L’affaire est entendue : l’Etat de droit démocratique décroche le pompon. Reste à savoir s’il est le plus souhaitable, le plus approprié pour tous les pays. S’il est judicieux de contraindre quelque régime à se convertir à la démocratie.
Prenons un cas, la Tunisie, mon pays. L’indépendance acquise en 1956, Habib Bourguiba, le “combattant suprême” et leader du mouvement national, s’empara de la présidence qu’il conserva plus de trente ans. Il réduisit à la portion congrue les libertés publiques. Il est demeuré à ce jour le héros national à la gloire insurpassable.
Le général Zine El-Abidine Ben Ali lui succéda par la grâce d’un coup d’Etat. Son régime autoritaire fut détesté mais se maintint plus de vingt ans. En 2011, le peuple se souleva pacifiquement, Ben Ali prit la fuite, laissant s’épanouir la révolution des “printemps arabes”. L’opinion mondiale (et moi donc !) s’enthousiasma devant ce miracle.
Une authentique démocratie se mit en place : les partis politiques prospérèrent, la liberté de la presse n’eut rien à envier à la britannique. Dans les conditions parlementaires les plus légales, la nation choisit de mettre à la barre les islamistes d’Ennahda qui gouvernèrent dix ans face à une opposition massive, mais émiettée.
Politicaillerie
La politicaillerie occupa alors tout le champ public. Untel dénonça l’autre qui fonça contre un troisième à la fureur d’un quatrième lui-même enragé à l’encontre du cinquième. La corruption, qui se cantonnait naguère à l’entourage présidentiel, prit des proportions démesurées visibles à l’œil nu. Rongé par la stérilité des mesures gouvernementales, le pays s’éroda chaque mois davantage, prit l’eau de tous côtés. L’emploi et le niveau de vie en prirent un sacré coup. La Tunisie partait à la dérive.
Depuis, les islamistes, jadis vénérés pour la ferveur de leur foi, sont maudits pour leur goût de la corruption. Le parlementarisme républicain a perdu tout son charme. La dictature du général Ben Ali est aujourd’hui regrettée par une énorme majorité qui en a gardé le souvenir d’un âge d’or. Quand le nouveau président Kaïs Saïed a congédié l’Assemblée des représentants du peuple et confisqué tous les pouvoirs sur un mode parfaitement inconstitutionnel, la rue l’a ovationné.
Les Tunisiens (pas tous) sont ravis de la mise en congé de la démocratie. Pas les Américains, qui menacent de laisser choir leur allié de toujours, de lui infliger des sanctions, de le priver de prêts vitalement nécessaires à la survie de l’Etat tant que les mesures autoritaires seront maintenues. On en est là et cette histoire en dit long. Pas seulement pour mon pays.
Quand des peuples manifestent spontanément leur préférence pour l’autoritarisme, on ne peut éluder l’interrogation : la démocratie occidentale incarne-t-elle bien le meilleur des systèmes pour TOUS les pays ?
Ossature sécuritaire, administrative et politique
En Afrique subsaharienne, par exemple, les frontières n’ont été dessinées arbitrairement par des puissances étrangères que sur le tard. Les peuples partagent une très mince histoire commune. De multiples langues et cultures se côtoient dans une même nation. La notion de droit existe bien, mais elle obéit aux rites et à la tradition qui contrastent foncièrement avec les codes napoléoniens. Et même au nord, la Tunisie et l’Algérie ont pour l’essentiel de leur histoire appartenu à des empires (français, ottoman, almohade, byzantin, romain et j’en passe). On a pu soutenir que Gamal Abdel Nasser, en 1952, fut le premier chef d’Etat d’origine égyptienne depuis les pharaons.
L’Etat-nation moderne, progressivement édifié tout au long des siècles en Europe avec son ossature sécuritaire, administrative, politique, ne date que d’hier. Est-il vraiment sage d’aménager le même système politique dans tant de pays si diversement forgés ? La toute première fonction des gouvernements consiste à assurer l’ordre public. Se promener dans la rue et sur tout le territoire sans crainte d’être agressé.
Tous les moyens légaux ou autres sont légitimes pour garantir la tranquillité de chacun. Ensuite, on arrête les règles de succession à la tête du pouvoir. Puis on se donne les lois destinées à organiser le vivre-ensemble et l’exercice des libertés et droits individuels. Par ordre d’importance. On en arrivera en fin de parcours à un système démocratique analogue à l’européen. Ou non. Seul importe le vivre-ensemble dans les meilleures conditions possibles. Joe Biden et les Etats-Unis feraient bien de ne pas l’ignorer.
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