L’opération « Mains propres », un pari risqué
Ambitieuse et manifestement préparée de longue date, la “guerre contre la corruption” a démarré fin mai en Tunisie. Objectif : juguler ce fléau qui gangrène le pays dans ses plus hautes sphères économiques et politiques, quitte à employer les gros moyens. Mais déjà l’opération semble s’essouffler et essuie quelques critiques.
Dix arrestations, dont neuf effectuées durant les quatre premiers jours de l’opération, huit procédures de confiscation de biens mal acquis initiées par le parquet et une affaire – la plus emblématique de toutes : celle de l’homme d’affaires Chafik Jarraya, l’un des financiers de Nidaa Tounes (parti du chef de gouvernement Youssef Chahed), transférée devant la justice militaire. C’est le bilan finalement assez mitigé de la “Mani Pulite” (“mains propres” en italien) à la tunisienne, dont on nous assure qu’elle n’en est qu’à sa première phase.
Entre les mains du tribunal militaire de Tunis
Première controverse : la qualification du chef d’inculpation à l’encontre du dossier phare de Jarraya, connu également pour son lobbying affiché en faveur des forces rebelles en Libye, est “atteinte à la sûreté de l’Etat, trahison et intelligence avec une armée étrangère en temps de paix”. Un crime passible de la peine de mort, qui place cette affaire, tant sur le plan sémantique que juridique, non plus dans le cadre de la lutte anticorruption, mais dans le collimateur du tribunal militaire de Tunis.
L’opération a mis à contribution l’Unité spéciale de la garde nationale, l’USGN, en vertu du décret n° 78-50 du 26 janvier 1978, relatif à l’état d’urgence, qui accorde des pouvoirs d’exception au chef du gouvernement en cas de menaces potentielles sur la sûreté du pays.
Perquisitionnés, arrêtés et menottés pour certains à la terrasse d’un café dans les quartiers huppés de la capitale par des hommes en civil, les individus concernés ont fait l’objet d’un coup de filet autoritaire et spectaculaire. Malgré cette démonstration de force, la plupart des Tunisiens ont été conquis. Même enthousiasme du côté des associations réclamant depuis la révolution des avancées concrètes en la matière, qui ont unanimement salué l’initiative. Autre bénédiction reçue dans un premier temps : celle des bailleurs de fonds internationaux de la Tunisie, qui avaient demandé des gages et requis un assainissement du climat de l’investissement et des affaires.
Mais, au terme de plusieurs semaines d’assignations à résidence dans des conditions floues, des voix s’élèvent pour dénoncer des “procédures inconstitutionnelles”, qui dépassent désormais les délais légaux de la détention préventive. “Dans une véritable transition démocratique, le jugement de civils par des tribunaux militaires ou la détention au secret n’ont pas leur place, quelle que soit la gravité des chefs d’accusation. La transparence et l’Etat de droit, qui sont les meilleurs remparts contre la corruption, doivent aussi guider la façon de combattre la corruption, si c’est bien elle qui se trouve au cœur de ces affaires”, avertit Amna Guellali, chef du bureau Human Rights Watch à Tunis.
En s’essoufflant (aucune arrestation supplémentaire n’a été enregistrée depuis la première vague coup-de-poing), l’opération laisse le temps aux présumés corrompus d’anticiper la prochaine étape. A Kélibia, Abdelhamid Ben Abdallah, un magnat de l’immobilier et des médias, aurait réussi à prendre la fuite.
Ali Grigri, baron de la contrebande à Kasserine, les frères Adel et Fathi Jenayah, connus pour la contrebande de cuivre à Mahdia, Nejib Ben Ismail, qui officie dans l’importation parallèle de fruits secs, Yassine Chennoufi, ex-officier des douanes et ancien candidat à l’élection présidentielle de 2014… Cette liste restreinte d’individus arrêtés jusqu’ici inspire deux conclusions.
L’émergence d’une nouvelle classe de nantis
Tout d’abord, tous sont liés à la contrebande aux frontières et à l’économie informelle, qui représente, selon les analystes, jusque 40 % de l’économie globale du pays. Par ailleurs, la quasi-totalité d’entre eux ont bâti leur fortune après la révolution – un passé proche qui semble réduire la corruption, dans l’esprit des architectes du coup de filet, aux “parvenus”, ces adeptes de l’ostentation que les Tunisiens aiment à appeler “les nouveaux riches”.
“L’establishment, cet ordre ancien, essentiellement urbain, constitué de fortunes bien établies depuis plusieurs décennies, voit d’un mauvais œil l’émergence d’une nouvelle classe de nantis, un ordre nouveau, rural quant à lui, sociétalement conservateur, qui a dû se résoudre, dans les années post-révolution, aux activités liées à l’économie informelle, ayant rarement accès aux ‘relations‘ et aux gros crédits nécessaires à l’investissement notamment en région.” C’est ce qu’explique Michael Ayari, analyste à l’ONG International Crisis Group, dans une interview accordée au site internet du Courrier de l’Atlas la veille du coup d’envoi de l’opération “Mains propres”, perçue par certains comme s’attaquant à la corruption selon une logique du deux poids, deux mesures.
Le Premier ministre en marche vers 2019
Depuis le ramadan et la relève bureaucratique qui souffre d’inertie, notamment en raison d’un manque de magistrats au Pôle judiciaire financier, l’opération marque le pas. Or, d’aucuns s’inquiètent d’un risque de vacuité des dossiers, expliquant par ailleurs ces atermoiements.
Quoi qu’il en soit, cela décrédibilise de facto l’opération, en envoyant un signal d’incertitude autour de ses modalités : qui est réellement aux commandes ? Est-ce une mise en scène pilotée par la chambre patronale Utica, qui craint une concurrence déloyale ? Les ordres viennent-ils de Carthage ? Des questions récurrentes au moment où nul ne sait avec certitude ce qu’il adviendra de ce “coup de poker”. “Ce sera soit l’Etat, soit la corruption !”, martèle Youssef Chahed face aux médias nationaux qui ont retenu ce slogan issu d’une communication plutôt réussie, qui a détourné l’attention médiatique de la contestation sociale à Tataouine.
La mission que s’est fixée ce quadra, nouveau venu du paysage politique, propulsé chef de l’exécutif en août 2016, est une arme à double tranchant : s’il réussit sans effusion de sang ni blocage politique en provenance des bénéficiaires directs du système mafieux, le fringuant Premier ministre s’offrira une carrure de présidentiable, avec en ligne de mire, l’élection de 2019. S’il échoue ou se contente de cibles faciles, il paiera sans doute le prix éthique et politique d’une guerre inachevée, d’autant que les attentes qu’il a lui-même créées sont immenses.
LE MAIGRE BILAN DES BIENS CONFISQUÉS AU CLAN BEN ALI
Quelque 106 sociétés anonymes, 272 sociétés à responsabilité limitée, 25 sociétés unipersonnelles à responsabilité limitée, ainsi que des articles de luxe appartenant à 114 personnes : c’est là le bilan officiel, relativement dérisoire, de la confiscation des biens du clan Ben Ali, placé sous tutelle de l’Etat et de la Karama Holding depuis la révolution. Principale ombre au tableau : les avoirs gelés à l’étranger. Fin mai, la Suisse restituait enfin un montant d’environ 3,5 millions d’euros appartenant au gendre de l’ex-dictateur, à la suite d’une demande d’entraide judiciaire de Tunis, accélérée par une procédure d’arbitrage de l’Instance Vérité et Dignité. Avant cela, seuls des avoirs de Leila Trabelsi Ben Ali – 28 millions de dollars placés dans des établissements bancaires libanais – avaient été restitués par les autorités du Liban, en avril 2013, créant une jurisprudence en la matière.
MAGAZINE JUILLET-AOUT 2017