L’impossible gouvernement Jemli
Coup de théâtre lundi soir dans le feuilleton à rebondissements des pourparlers en vue de former le gouvernement Habib Jemli. Face au climat de méfiance réciproque qui règne entre les partis politiques, ce dernier envisage désormais un gouvernement purement technocratique. Le Courrier de l’Atlas a pu obtenir des informations issues des coulisses des négociations, à propos des raisons non avouées de cette impasse.
Après l’annonce surprise du retrait de la table des négociations tour à tour du parti Attayar (ligne pro révolutionnaire), du mouvement nationaliste Echaâb, et du parti issu de l’ex Nidaa, Tahya Tounes, dimanche, les évènements se sont considérablement accélérés lundi 23 décembre, laissant Ennahdha dans un état de total isolement.
Ainsi le chef du gouvernement désigné Habib Jemli a tenu à prendre à témoin l’opinion publique en convoquant une conférence de presse dans laquelle il a acté l’échec des pourparlers avec les quatre partis concernés, et le passage par conséquent à une solution du dernier recours : un gouvernement de compétences nationales « indépendantes ».
Quelques heures plus tôt, c’est le président de la République Kais Saïed qui avait tenté de ramener à la raison les acteurs de ce dialogue, en les rassemblant à Carthage pour leur signifier que « la patience des Tunisiens arrive à son terme », lui le détenteur de la forte légitimité du suffrage universel direct, en vain. Si un gouvernement n’est pas formé avant le 15 janvier prochain, la Constitution prévoit que c’est au président de la République que reviendrait de désigner une personnalité chargée de le former. Un scénario de la patate chaude qui pourrait tenter les dirigeants d’Ennahdha.
L’imbroglio des prérogatives exécutives
Pourtant, le parti le plus radical s’agissant de ses requêtes et au regard de sa taille parlementaire (22 sièges), Attayar démocratique de Mohamed Abbou, avait obtenu l’essentiel de ses demandes : ni plus ni moins que le ministère régalien de la Justice, le mastodonte ministère de la Fonction publique, tous deux agrémentés de prérogatives inédites et sur-mesure. En clair, les pleins pouvoirs.
Ce sont ces derniers qui constituent l’un des trois principaux blocages qui expliquent la bérézina actuelle. Ainsi Attayar, parti dont le cheval de bataille est la lutte anti-corruption, a requis le transfert de l’ensemble de l’administration de l’audit et des contrôles fiscaux sous l’aile d’un méga ministère de la Fonction publique, qui deviendrait de facto un nouveau ministère de la réforme administrative, soit le même projet avorté au lendemain de la révolution de 2011, chose qu’il a obtenue.
Mais, n’ayant pas pu obtenir le portefeuille de l’Intérieur, Attayar a surtout requis un complexe transfert bureaucratique de l’appareil de la police judiciaire sous l’autorité directe du ministère de la Justice, de sorte là aussi d’avoir les coudées franches dans un ambitieux chantier de guerre éclair anti-corruption, un transfert dont il a obtenu l’exécution dans un délai de 90 jours. Problème : les puissants syndicats de police ayant eu vent de ces tractations ont aussitôt émis leur objection, menaçant de recourir « à des mesures jamais vues auparavant ».
Cependant, plus problématique encore, le plus sérieux contentieux à l’origine du capotage de l’ensemble des négociations, est ailleurs. Selon nos informations, Ennahdha a en effet été intraitable sur la désignation du controversé Sofiène Sliti, actuel porte-parole du Tribunal de première instance de Tunis et du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, connu pour ses prises de parole parfois virulentes contre l'extrême gauche.
Pour Attayar mais aussi pour Echaâb, parti qui a connu dans ses rangs l’assassinat du député Mohamed Brahmi en 2013, Sofiène Sliti ne saurait être une personnalité indépendante, contrairement à ce que prétend le parrain de cette nomination, Ennahdha. Plus que jamais, l’enjeu du ministère de l’Intérieur reste donc le nerf de la guerre des vestiges de plusieurs décennies de pouvoir sans partage d’un Etat policier.
Vers une alliance Ennahdha – Qalb Tounes sous couvert de technocratie
Parmi les réserves exprimées par les leaders d’Attayar avant même de se mettre à la table des négociations, il y a aussi le fait que le parti de Rached Ghannouchi tiendrait parallèlement aux « négociations de façade », des négociations bien plus avancées avec le parti de Nabil Karoui, Qalb Tounes, considéré comme étant un parti particulièrement « lié aux affaires ».
Or, le même Qualb Tounes s’était déjà démarqué par un appel solennel, dès le weekend dernier, à la formation d’un gouvernement de compétences nationales, le seul à qui il accorderait ses 38 voix sur les 217 que compte le Parlement.
Derrière une situation qui parait au premier abord inextricable, où en total amateur politique Habib Jemli se débat dans l’impuissance de constituer un gouvernement politique, se cacherait donc en réalité un deal inavoué et inavouable : l’impunité judiciaire pour la deuxième force politique du pays (Qalb Tounes) en échange des 109 voix requises (54 voix Ennahdha + 38 voix Qalb Tounes, + une vingtaine de voix dites indépendantes), à la faveur d’un calcul politicien déguisé en technocratie gouvernementale.
En attendant, Habib Jemli, figure effacée sans relations ni sur le plan national ni à l’international, a fait appel depuis le 15 novembre au concours de trois chroniqueurs : Zied Krichen, Habib Bouajila, et Jawher Ben Mbarek. Qu’est-ce qu’un projet gouvernemental où les commentateurs du fait politique deviennent à leur tour acteurs du même fait politique, sinon un projet qui porte en lui-même les germes de l’inaptitude et d’une profonde faillite intellectuelle ?
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