L’affaire Ridha Charfeddine, ou l’inéluctable libanisation de la Tunisie
Moins d’une année après les dernières élections, le « parrainage » des candidatures pourrait rétrospectivement prendre un sens plutôt insolite, s’il n’était aussi tragique, qui renvoie davantage aux règlements de compte politiques au Liban, voire aux parrains de la mafia sicilienne, sur fond de lutte d’influence régionaliste du triangle Tunis – Sousse – Sfax.
Jeudi 8 octobre, le turbulent Abdelmajid Sahraoui est sur Mosaïque FM, pour un énième grand déballage, accusant Hafedh Caïd Essebsi de « financer des coordinations parallèles » de Nidaa Tounes, notamment un meeting du parti à Gammarth. Quelques minutes plus tôt, le véhicule de Ridha Charfeddine venait d’être mitraillé par une trentaine de balles en plein jour.
Dans son récit, l’homme d’affaires dira aux médias que cela lui est arrivé alors qu’il « se rendait comme d’habitude à son travail », l’usine Unimed de Sousse. On en oublierait presque qu’il est accessoirement un élu de la République. Son absentéisme à l’Assemblée des représentants est tel qu’il fait depuis l’objet des facéties de « Lerpesse ».
Cumul du pouvoir de l’argent et de la politique
C’est que Charfeddine fait partie des dizaines d’hommes d’affaires qui ont fait une entrée remarquée au Parlement tunisien en octobre 2014, et dont le plus gros contingent fut fourni par Nidaa Tounes (une quinzaine de grandes fortunes), fêtés sans complexes l’an dernier par la centrale patronale UTICA.
Si elle existe ailleurs, y compris en Occident, où ce mélange des genres est encadré par des lois régissant le lobbying, dans une démocratie aussi jeune et fragile que celle de la Tunisie, la collusion entre le monde du privé et la chose politique demeure problématique. Sans compter le statut d’illustres inconnus de ces députés d’un nouveau genre, qui poussera l’éditorialiste Safi Saïd à commenter « malgré tout mon respect pour ce monsieur, c’est bien la première fois que j’en entends parler ». En somme, beaucoup d’opacité, là où le besoin d’intégrité est pourtant plus vital que partout ailleurs.
En sus du pouvoir de l’argent et de la politique, Charfeddine tentait de mobiliser le pouvoir médiatique et celui du football, privé de championnat selon lui par des arbitres corrompus, allusion à un autre magnat politico médiatique : Slim Riahi. "Une injustice" qui lui fit perdre son sang-froid à plusieurs reprises.
Le mensonge, acte fondateur du mandat de Ridha Charfeddine
Interrogé le soir de l’attaque par un journaliste de la chaîne Nessma TV sur ses liens précis avec la chaîne Attassia TV, le businessman contourne d’abord la question, puis dément toute relation avec la chaîne de Moez Ben Gharbia, ce qui conduira plusieurs médias à rectifier leurs dépêches initiales qui faisaient état dans la matinée d’un actionnariat majoritaire de Charfeddine dans ladite chaîne (détenue à 50% pour Charfeddine, 20% pour Ben Gharbia).
Cependant, quelques heures plus tard, sur le plateau d’Elhiwar Ettounsi consacré à l’attentat présumé, c’est le jeune Houcine Jenayah, celui qui considère Ridha Charfeddine comme son mentor à l’Etoile sportive du Sahel, qui apportera interrogé à son tour une réponse toute autre aux mystérieux liens Attassia – Charfeddine. « L’amitié entre Moez Ben Gharbia et Ridha Charfeddine est de notoriété publique, ils sont très proches. Ce dernier était actionnaire majoritaire de la chaîne de télévision, mais pour se conformer à la loi électorale qui interdit cela, il avait dû transférer ses parts à quelqu’un d’autre », affirme Jenayah…
Cafouillage ou remords ? Toujours est-il que l’information est confirmée par ce proche collaborateur de Charfeddine, avant de demander à son tour une protection policière, visiblement agité, et formulant des menaces de représailles à peine masquées.
Mieux, sur le même plateau d’Elhiwar Ettounsi, le chroniqueur Mohamed Boughaleb dira détenir l’info de source sûre selon laquelle Charfeddine avait tenu la veille de l’attaque une réunion avec le personnel de la chaîne Attassia TV, « pour remonter le moral de ses troupes ». Un montage qui serait similaire à celui établi par l’actionnariat de la chaîne Zitouna TV sanctionnée par la HAICA, où le désengagement du vrai patron n’est que de façade.
Silence gêné de la classe politique
Le plus frappant pour tout observateur de la scène politique tunisienne, c’est que malgré un mode opératoire quasi identique aux deux assassinats politiques de 2013, cette fois ni les médias ni les figures publiques ne privilégient clairement la piste du terrorisme islamiste, contrairement à l’attentat de l’Imperial Marhaba où la cible, le tourisme occidental, pouvait logiquement correspondre à un mobile typique pour l’Etat Islamique.
En l’occurrence, nous aurons simplement droit à des lapalissades telles que celles émises par Mohsen Marzouk qui parle d’opération exécutée par « des réseaux bien organisés », ou encore du fait que « corruption et terrorisme sont les deux faces d’une même pièce ». Dans le même ordre d’idées de flou artistique, le communiqué Nidaa Tounes tente d’établir un parallèle avec les assassinats de Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi, et la tentative d’assassinat de Ridha Charfeddine… Ce qui vaut le surnom ironique de « camarade Charfeddine » au député de la droite dans les réseaux sociaux.
Un surnom qui n’est pas sans rappeler la démission surprise, la même semaine, de Lazhar Akremi, l’homme qui luttait contre la corruption un révolver dans la poche. Insider qui mieux que quiconque sait qu’à mesure que le congrès du parti approche, les factions fratricides vont vouloir en déterminer l’issue à l’avance, sa défection sonnait ainsi comme un avertissement.
S’il est trop tôt pour trancher que les prévisions macabres de Ben Gharbia, élucubrations pour les uns prophéties pour les autres, ont un lien direct avec l’opération du 8 octobre, l’ouverture de la boite de pandore mafieuse est quoi qu’il en soit la conséquence prévisible de l’affaiblissement naturel de l’Etat après toute révolution.
Moins excusable en revanche, la complaisance des élites politiques vis-à-vis des prémices d’une nouvelle kleptocratie d’une part, et de l’ingérence des puissances financières étrangères d’autre part, notamment celles des pays du Golfe, en guise d’alternative à l’Etat providence. Une situation que le prix Nobel de la paix ne pourra pas oblitérer bien longtemps.
Seif Soudani