Kais Saïed incarne-t-il une forme d’anarchisme ?
En avance sur son temps pour certains, réactionnaire pour d’autres, « dans le dépassement des clivages idéologiques » à en croire ses propres déclarations, l’ADN de l’ovni politique qu’est Kais Saïed continue de diviser l’intelligentsia et les commentateurs politiques. Une divergence en particulier fait sursauter ici et là, autour de la validité du qualificatif d’« anarchiste » à propos du juriste candidat favori à la présidentielle anticipée.
Dans l’Encyclopédie anarchiste, Sébastien Faure postulait dès les années 30 que l’anarchisme est « fondé sur la négation du principe d'autorité dans l'organisation sociale », et qu’il « a pour but de développer une société sans domination et sans exploitation, où les individus-producteurs coopèrent librement dans une dynamique d'autogestion et de fédéralisme ».
Le refoulé révolutionnaire et le rêve d’une Cité idéale
Cela fait plusieurs années maintenant que Kais Saïed dit à qui veut l’entendre toute son admiration de la courte séquence historique post révolution de 2011, où l’espace de quelques jours, l’utopie d’une Cité chimérique, autogérée, a selon lui pris forme.
Dans l’entretien qu’il a accordé à Nawaat notamment, interrogé sur d’éventuels modèles desquels il se serait inspiré pour son programme, Saïed affirme : « Je trouve mon inspiration dans le réel, notre histoire récente, les 14, 15, 16, 17 janvier 2011… J’ai réalisé que nous entrions dans une étape nouvelle. Souvenez-vous les longues queues devant les boulangeries… alors que nos rues avaient été désertées par les forces de l’ordre, le citoyen s’était réconcilié avec l’espace public. Nous avions organisé entre voisins la récolte alternée des déchets ménagers. On faisait passer son prochain avant soi. Comment se fait-il que les gens respectaient enfin les feux rouges et la signalisation routière ? Souvenez-vous de ces moments historiques de révolution culturelle, hélas avortée depuis ».
Face à l’incrédulité de son interlocuteur qui dit ne pas avoir eu la même perception de cette époque, Kais Saïed martèle et insiste : « Vous-vous trompez, j’en ai été témoin de mes propres yeux, les comités de quartier, l’autogestion de la sécurité, la propreté… pendant 10 ou 15 jours, le tunisien était devenu citoyen. Mais ceux qui assuraient la gestion de crise ont malheureusement transformé les demandes populaires en demandes sectorielles puis individualistes ».
Une conception ambiguë de l’Etat
Dans un essai publié en 2016 intitulé « L’anarchisme et l’État, une relation plus ambigüe qu’il n’y parait », Pascal Lebrun pose qu’il y a « l’État dans le sens commun et habituel. C’est l’État moderne, celui que les anarchistes pourfendent depuis Proudhon parce qu’il est contrôlé par une classe dominante et une menace inhérente à la liberté, à l’égalité et à l’autonomie des forces sociales. C’est l’État décrit par Max Weber comme monopole sur l’usage légitime de la force; celui encore que théorise Miguel Abensour comme un organe bureaucratique qui s’autonomise vis-à-vis de son origine sociale; celui enfin que Charles de Gaulle décrivait comme un « monstre froid ». En un mot, c’est l’État comme aliénation qui, pour paraphraser Pierre Leroux, construit un mur plaçant le monde hors de portée de la personne humaine, qui nous rend étrangers à nous-mêmes. Jusqu’ici il n’y a aucune discussion à y avoir : l’anarchisme est catégorique dans son aspiration impérative à abolir cet État, étape obligée (mais non suffisante) de l’émancipation humaine.
Mais il y a aussi un autre sens à l’État, un sens large et général, qui ne serait rien d’autre que la société politiquement instituée, la « république » (au sens premier, res publica, d’affaire publique, de chose commune); en un mot, la Cité. Dans ce sens, l’État, loin d’être l’État-nation moderne « rationnel » et bureaucratique, n’est que la forme institutionnelle de la vie politique d’une société et de ce fait, il est nécessairement constamment renouvelé et renouvelable. De fait, la croyance actuellement si répandue en la fixité de l’État est justement partie prenante de l’aliénation politique moderne. Pourtant, la société évoluant constamment, l’expression instituée de sa vie politique ne peut être fixe, ce qui n’implique pourtant pas l’absence de l’« État-chose publique », l’État au sens large. C’est là que les choses se corsent. Une telle définition rend possible une multitude de formes concrètes, et il n’y a pas de consensus au sein de la pensée anarchiste sur l’acceptabilité ou non de telle ou telle forme, ni même de l’idée en tant que telle de l’État ainsi défini. Après tout, l’anarchisme est une idéologie au spectre très large ».
Dans ce que l’on sait du système de pensée de Kais Saïed, on retrouve en leitmotiv ces deux éléments de la nécessité d’une déconstruction de ce qui existe (projet de réforme de la loi électorale, projet d’amendement de la Constitution dans son chapitre consacré au pouvoir et aux collectivités locales), et la nécessité d’un autre Etat, un Etat plus juste, qui partirait du « bas vers le haut ».
Un attachement à l’Etat et au légalisme qui fait dire à certains qu’on ne pourrait en aucun cas qualifier Kais Saïed d’anarchiste. Refus souvent plus prégnant encore chez les arabophones pour qui la traduction d’anarchiste (« فوضوي ») renvoie à l’idée péjorative d’un chaos perpétuel, mais aussi chez certains francophones pour qui l’anarchisme est une notion étriquée et monolithique, celle, libertaire et certes originelle, du « Ni dieu ni maître ».
Anarchisme de droite
Dans un précédent article, qui a recueilli l’objection de certains de nos lecteurs, nous recourions pourtant à un préfixe en parlant d’anarcho-conservatisme, une expression interchangeable avec « anarchisme de droite », l’une des nombreuses évolutions conceptuelles au fil de ces dernières années de l’anarchisme, mais qui est à distinguer d’autres anarchismes tels que le national-anarchisme ou l’anarcho-nationalisme qui ne sauraient s’appliquer au cas Saïed, bien que des candidats panarabistes à la présidentielle l’aient assuré de leur soutien.
L’anarchisme de droite se définit comme une sensibilité philosophique et politique profondément antilibérale, caractérisée par un refus d'adhérer à une société ou un système s'appuyant sur la démocratie parlementaire, le pouvoir de l'argent, les idées reçues en matière d'ordre social, et plus généralement toute forme d'autorité se réclamant d'eux.
Ce mode de pensée conserve cependant des idéaux et des valeurs considérées comme politiquement, moralement et idéologiquement à droite. Dans le cas contraire, c'est le terme anarchisme (tout court) qui est utilisé.
Au fondement de l'anarchisme de droite, on trouve en premier lieu une critique assez violente contre le pouvoir d'une minorité d'intellectuels. Cette critique porte paradoxalement à la fois sur l'inefficacité de ce pouvoir et sur ses dangers : les intellectuels, soumis à l'idéologie dominante des démocraties, sont censés renforcer le conformisme intellectuel qui est inhérent à ce type de gouvernement.
Bien que n’évoquant pas explicitement des « élites » ou « des intellectuels », le discours de Kais Saïed mentionne souvent un vague « on » indéfini, lorsqu’il pourfend ceux qui ont selon le juriste imposé au peuple des débats qui lui sont étrangers, à l’image de la laïcité, de l’égalité homme – femme dans l’héritage, ou encore de la dépénalisation de l’homosexualité et du cannabis.
Le 24 septembre dernier sur Express FM, Kais Saïed était interrogé sur son silence à propos des élections législatives, étant dans une posture de rejet du bienfondé même de ces élections. Intrigué, le journaliste lui demande s’il compte, demain, simplement prendre acte d’un refus du Parlement de ses propositions de réforme du régime politique, et passer les 4 années de mandat qui lui restent sur une tour d’ivoire.
Kais Saïed fut alors très clair sur sa future démarche : « en cas de refus répétés et successifs de l’Assemblée, alors c’est le peuple qui devra trancher, je prendrai à témoin le peuple, ce sera à lui de dire son dernier mot ». Il est peu probable que Saïed parle en l’occurrence d’un référendum, lui qui sait mieux quiconque à quel point convoquer un référendum est une chose ardue sous l’actuelle Constitution qui soumet ce mécanisme à des conditions très strictes.
Pour celui qui sait écouter le message d’ores et déjà très clair du candidat, tous les ingrédients sont réunis pour qu’il s’impose, s’il le faut, en leader de facto d’une nouvelle contestation à caractère révolutionnaire à court terme. L’anarchisme est donc pensé comme une phase inéluctable, sur laquelle il compte, le temps d’arriver à ses fins.
Or, pour le chercheur Hamza Meddeb, le constat est le suivant : « à peu de choses près, Kais Saïed dispose aujourd'hui du même électorat qu'avait Ennahda en 1989. Enseignement : Quand on cherche à s'intégrer dans un système sans pouvoir le transformer, on crée le vide et la nature a horreur du vide ».