Ingouvernable, le pays se cherche une figure providentielle

 Ingouvernable, le pays se cherche une figure providentielle

Kais Saïed


Les forces en présence politiques ont jusqu’à demain jeudi 16 janvier pour proposer au président de la République Kais Saïed des noms de personnalités capables de former un gouvernement. Pendant que le pays retient son souffle, les Tunisiens ne voient pas le bout du tunnel de bientôt trois mois de vacuité à la tête du pouvoir exécutif.     



Courrier présidentiel dans sa version envoyée à la Calition Al-Karama


 


La Constitution de 2014 stipule en effet dans son article 89, alinéa 3, qu’en cas de refus d’octroi de la confiance à un gouvernement, « le Président de la République engage des consultations dans un délai de dix jours avec les partis politiques, les coalitions et les groupes parlementaires, en vue de charger la personnalité jugée la plus apte, en vue de former un gouvernement dans un délai maximum d’un mois ». Il aura donc fallu au pays moins de 6 années de vie de la IIème République pour tomber sous le coup de ce scénario de crise inédit.


 


Pas de concertations classiques


En juriste constitutionaliste expérimenté, le président Kais Saïed sait pertinemment qu’il s’agit là d’une disposition exceptionnelle prévue par la Constitution en guise de dernier recours avant une impérative dissolution du Parlement. Saïed a choisi d’adresser un simple courrier aux diverses composantes du paysage politique, assorti d’un ultimatum, pour se prononcer sur les figures les plus aptes à leurs yeux, et assortir leur réponse d’un argumentaire.


« Un exercice d’expression écrite nous a été envoyé par la présidence », a ironisé le politicien Mohsen Marzouk à propos de cette injonction qu’il considère donc comme étant l’expression d’un certain manque de tact.  


Mais l’urgence de la situation institutionnelle et le peu de temps imparti ne sauraient être les seules raisons pour lesquelles Kais Saïed, le légaliste, a choisi cette forme qui peut surprendre une classe politique rompue aux négociations de visu, aux tables des palais et autres salons obscurs.     


 


Qui s'y frotte s'y pique


Il y a d’abord le fait que le président Saïed a sans aucun doute été échaudé par le laborieux et infructueux marathon des tractations en vue de la composition du gouvernement Habib Jemli, un processus qui s’est soldé par l’affaiblissement politique de son instigateur, Ennahdha, qui y a laissé des plumes.    


Il y a ensuite le fait que le président Saïed considère très probablement avoir subi un affront personnel, lorsque sa récente tentative de la dernière chance pour sauver les négociations des quatre grands partis un temps impliqués dans la coalition gouvernementale Jemli, s’est soldée par une fin de non-recevoir d’Ennahdha dont le chef a fait avorter ladite tentative à la table même de Saïed au Palais de Carthage. En cela, le courrier présidentiel adressé aux partis est une forme de revanche sur le mode « on ne m’y reprendra plus ! ».   


Il y a aussi, dans le fait d’opter pour la missive présidentielle attendant une réponse rapide, documentée, et écrite, une façon de prendre l’opinion publique à témoin, de sorte d’anticiper toute tentation de la classe politique d’entraîner le Palais de Carthage dans d’éventuels deals politiques. En cela Saïed renoue avec le puritanisme idéologique pro transparence qu’on lui connait.   


 


Les prémices d’un passage en force


Il y a enfin et surtout dans la symbolique de défiance de ce geste présidentiel un manque de confiance lisible en filigrane, qui traduit tout le manque de foi de Kais Saïed, un homme dont le crédo programmatique n’a jamais caché son hostilité à l’égard du système représentatif parlementaire. Un système qu’il considère comme étant l’héritier d’un régime politique en bout de course, qui a avoué ses limites. « Il est grand temps d’amender la Constitution et de réviser le code électoral », a encore réitéré le président en déplacement à Kasserine le 8 janvier dernier


Quoi de moins étonnant donc qu’un président pressé d’en découdre avec un système qu’il n’a jamais porté dans son cœur, et ne souhaitant pas s’éterniser à la table des partis ? Aubaine pour Carthage, l’échec au Bardo de l’obtention de la confiance du gouvernement Ennahdha –  Jemli apporte la preuve, si besoin était, de la faillite de la mosaïque parlementaire, et consolide accessoirement un pouvoir présidentiel qui était déjà bien mieux élu (72% au suffrage universel direct).


Reste à présent la question de savoir quel est le degré de sérieux que Saïed accorde à cette avant-dernière étape avant dissolution… Le 20 janvier au plus tard, nous devrions savoir si la personnalité retenue par le président de la République est suffisamment consensuelle pour convaincre des députés de toute façon soucieux d’éviter la convocation d’élections législatives anticipées. Ou alors s’il s’agira d’un passage en force, avec une personnalité plus clivante mais en forme d’épée de Damoclès précipitant potentiellement une dissolution que la doctrine Saïed appelle de ses vœux.