Incertitudes politiques autour du chef de gouvernement
Le destin politique du chef du gouvernement, Youssef Chahed, semble de moins en moins assuré à l’approche des élections. Il subit une semi-impopularité qui profite à de nouveaux visages politiques. En fait, l’opinion est de plus en plus méfiante vis-à-vis des partis connus et de la classe politique au pouvoir et appelle à une nouvelle circulation des élites.
Nul dirigeant politique, au pouvoir ou à l’opposition, n’est assuré de la longévité de sa popularité, Il en va ainsi en démocratie, comme dans les régimes autoritaires ou encore dans les phases changeantes des transitions démocratiques traversant des difficultés pesantes. La vertu même a ses limites, ainsi que la patience des populations. Une population en détresse dans un pays en crise de transition depuis plusieurs années, déprimée, pessimiste sur son avenir et celui du pays, a plusieurs raisons de juger les hommes politiques et les gouvernements sur leurs résultats immédiats, très immédiats même, et non sur l’effet d’annonce des politiques à suivre. Or, la situation du chef de gouvernement Chahed, et même son destin politique, lui qui aspire jouer les premiers rôles, semblent aujourd’hui sérieusement remis en cause, comme le prévoient différents sondages successifs et comme le confirme la modification de dernière minute du code électoral, conduisant le chef du gouvernement à se prémunir contre la montée des candidats et partis populistes qui commencent à lui faire sérieusement de l’ombre pour les prochaines élections.
Youssef Chahed est entré en force dans la sphère politique. Peu visible quand il était au parti Joumhouri au début de la transition, il a commencé à gagner ses galons en intégrant Nida Tounès. Poussé par le président Essebsi, séduit à ses dires par ses capacités, il est aussitôt désigné ministre des Collectivités locales, puis, sur la foulée, chef de gouvernement. Toutefois, dissident du même Essebsi qui l’a propulsé, et en désaccord manifeste avec le fils de celui-ci, qui a fait main basse sur Nida, il s’accroche au pouvoir en s’assurant de l’appui des islamistes, crée son propre parti Tahya Tounès dont il devient le chef, et se projette comme candidat potentiel aux présidentielles et aux législatives pour son parti.
A sa nomination en tant que chef de gouvernement en été 2016 par Essebsi, il incarnait un nouveau souffle, un nouveau profil, et un nouvel espoir, même s’il manquait terriblement d’expérience. On voyait en lui une sorte de Robin des bois, partant en guerre contre la corruption (emprisonnement du sulfureux homme d’affaires Jarraya), l’injustice, la cherté des prix, le gaspillage. Il donnait l’image d’un homme propre (et il l’est), proche des humbles, favorable à l’intérêt général dans toutes ses dimensions, et prêt à relancer l’économie en rassurant syndicats et hommes d’affaires. Il constituait aussi une sorte de rempart possible contre la poussée islamiste. Il avait les faveurs des sondages et de l’opinion, même s’il avait l’appui des islamistes, honnis par la population moderniste, qui se sont retournés eux-mêmes contre Nida et contre le président Essebsi, en misant sur Youssef Chahed dans une perspective post-électorale.
A vrai dire, la montée spectaculaire des populistes semble toucher moins Youssef Chahed, le chef du gouvernement (en 5eposition avec seulement 7% d’intentions de vote, et en 4e position pour son parti, selon un dernier sondage publié par « Le Maghreb »), prétendant au pouvoir « suprême », que la classe politique elle-même, qui n’a plus de crédit aux yeux d’une population privilégiant une approche éthique et même humanitaire de la politique (Nabil Karoui est-ce un hasard ?). Une opinion inquiète de la perte de l’autorité de l’Etat face aux pouvoirs occultes et aux politiques « arrangées » en coulisses entre laïcs et islamistes. Des arrangements qui donnent l’impression que la politique est devenue un système de spoliation, pour une population qui ne veut décidément pas se convaincre des nécessités des compromis et coalitions politiques en phase de transition. La première classe politique de la transition, celle qui gouverne, comme celle qui est hors gouvernement, semble en tout en voie d’effondrement, même si certains dirigeants tentent de rebondir dans de nouveaux partis.
La « circulation des élites » est-elle à l’ordre du jour en Tunisie ? On le sait, le sociologue italien Vilfredo Pareto en est venu à sa célèbre théorie de la circulation des élites en raison justement du spectacle délétère qu’il avait sous les yeux, au tout début du siècle, de la classe gouvernante italienne, où la virtù était absente chez les uns comme chez les autres. L’Italie était l’objet d’une succession de scandales politico-financiers, avec une corruption envahissante, alors que l’opinion publique, attachée à la moralité publique, assistait passivement au déclin des élites politiques, motivées par le principe du « faire croire, pour faire mouvoir » (que dirait-il s’il avait vu la vie politique italienne des années 70 ?). Pareto, le fameux libéral, qui est devenu critique vis-à-vis de la démocratie, considérait alors que si chaque élite politique luttait pour servir ses intérêts et ses clientèles, il faudrait favoriser la circulation des élites. Les nouvelles élites sont souvent plus motivées, plus énergiques, les anciennes sont souvent attachées au conservatisme. Bien entendu, rien n’est sûr à ce sujet. En tout cas, il ne voulait pas admettre que les démocraties sont capables de surmonter leurs propres difficultés en cas de crise, comme le démontrent leurs longévités.
Il reste que le cas Youssef Chahed est étonnant. Populaire en début de règne, soutenu par une opinion confiante dans ses résolutions et séduite par son profil, il a fini trois ans après par être impopulaire. L’impopularité qui touche généralement les chefs de gouvernement, engagés dans les feux de l’action, par rapport aux chefs d’Etat qui prennent du recul, et assumant la responsabilité des échecs comme des réussites, n’explique pas tout. L’opinion lui tient rigueur sur plusieurs points, comme le montrent d’ailleurs les résultats des sondages successifs, à lire entre les lignes, mais à prendre toujours avec beaucoup de précaution, en Tunisie ou ailleurs.
-D’abord, l’opinion laïque, moderniste et libérale, n’accepte toujours pas, avec Essebsi comme avec Chahed, le principe d’une alliance gouvernementale avec les islamistes, quels que soient les arguments politiques invoqués. Elle ne l’acceptait pas hier, elle ne l’accepte pas aujourd’hui, elle ne l’acceptera sans doute pas demain. Essebsi a dissimulé son alliance avec les islamistes en 2014, ou du moins il ne l’a pas dit explicitement avant les élections. Il disait juste que ce sont les résultats des élections qui décideront du mode de gouvernement. Chahed, non plus, ne dit absolument rien pour l’instant à ce sujet, à supposer qu’il puisse dire quoi que ce soit. Mais, ce sont les islamistes, qui le soutiennent de pied ferme, qui parlent pour lui (un peu trop), et qui espèrent gouverner avec Tahya Tounès et Chahed.
-Ensuite, le chef du gouvernement ne s’est curieusement jamais prononcé en faveur de la loi proposée par Essebsi, et élaborée par la Colibe, sur le principe de l’égalité successorale. Une loi de progrès reste une loi de progrès, en dépit des contraintes politiques. Le silence du chef du gouvernement fait à coup sûr du président Béji, un homme plus moderniste et plus libéral que Youssef Chahed, qui a sacrifié en l’espèce ses convictions en préservant ses éventuels futurs alliés. A noter que les islamistes n’ont pas sacrifié, eux, leurs convictions idéologiques quand il était question de désigner les membres de la Cour constitutionnelle. En tout cas, l’électorat féminin moderniste, celui qui a permis à Béji de devenir président et à Nida de gouverner depuis 2014, attachée fermement à ce principe d’égalité, en est bien averti.
-On reproche également au chef du gouvernement son double langage en matière de lutte contre la corruption. Il a vite attrapé un gros bonnet (Jarraya) en début de règne pour jeter la poudre aux yeux à l’opinion, mais il a du mal à ficeler les dossiers des autres corrompus de moindre envergure, s’abritant derrière la lenteur de l’instruction du Pôle judiciaire financier et la complexité des dossiers, à moins qu’il prépare des coups d’éclat pour la campagne électorale. Par ailleurs, on s’étonne qu’aucune procédure de lutte contre la corruption n’a touché à ce jour les islamistes. La qualité d’allié gouvernemental immunise-t-elle contre la délinquance ou favorise-t-elle le conservatisme des élites dénoncé par Pareto ? Ce qui, outre le double langage semble introduire l’inquiétant procédé des deux poids et deux mesures entre laïcs et islamistes, malgré les dénonciations sur ce sujet du président de l’INLUCC, Chawki Tabib, de la presse et de l’opinion.
-En dépit des améliorations notables en matière sécuritaire, une très bonne saison touristique, une légère reprise des phosphates, une bonne année agricole, les autres secteurs économiques (inflation, déficit budgétaire, endettement, croissance, balance des paiements, dépréciation de la monnaie, chômage) restent dans un état comateux profond, comme avec les précédents gouvernements de la transition. En matière sociale, l’UGTT est parvenue à prendre une encolure sur le gouvernement face à la déliquescence de l’Etat et à poser ses diktats.
Vilfredo Pareto a-t-il eu raison ? Le besoin de « circulation des élites » qu’il a tant défendu, se fait-il sentir aujourd’hui en Tunisie par une opinion épuisée par les échecs répétitifs des gouvernements de transition, hantée par le souvenir rassurant de l’autorité de l’Etat, et désireuse de voir apparaître une certaine moralité dans le gouvernement du pays ?