« Historiques et cathartiques », des auditions publiques brisent le silence de 60 ans de violations
« Je ne pensais pas que cela était possible… » La phrase revient plus d’une fois hier soir, que ce soit devant les écrans de télévision ou parmi les Tunisiens présents par centaines à Sidi Dhrif où se déroulent les premières séances d’audition publiques des victimes du despotisme, sous l’égide de l’Instance Vérité & Dignité.
Devant un panel composé de figures nationales, membres du gouvernement, chefs de grands partis, observateurs internationaux, délégations diplomatiques, députés, de familles de victimes et de représentants de la société civile, le coup d’envoi des auditions publiques a lieu vers 20 h 30, diffusé en direct et en prime time sur plusieurs chaînes de télévision et de radio. Fébriles, beaucoup de Tunisiens ne savent pas vraiment à quoi s’attendre, tant le concept de justice transitionnelle est encore inédit, spécialement dans ce volet crucial, sorte de pavé dans la marre contre l’amnésie.
Il s’agit avant tout de révéler de la vérité, le « truth telling », mais aussi d’une « redignification » des victimes. Un néologisme qu’aiment à employer les membres du Conseil de l’IVD, hier au grand complet, face à 7 victimes représentant 4 types de violations massives ou systématiques des droits humains. La liste avait été tenue secrète jusqu’au bout, par souci de protection des témoins.
Choisissant d’entamer la séance par des citoyens ordinaires, l’Instance a semble-t-il opté pour un profil universellement émouvant : celui de mère de martyr, en l’occurrence de martyrs de la révolution. Ainsi, trois femmes parlent tour à tour de la douleur de perdre un fils tombé sous les tirs des forces de l’ordre, dont Raouf Kaddoussi, tué à Regueb (Sidi Bouzid), et Anis Farhani, touché en marge d’une manifestation le 13 janvier 2011 à Tunis et mort de ne pas avoir pu être secouru à temps. « La révolution de la charrette nous fait honneur ! », s’exclame Warida Kaddoussi, allusion à certaines élites méprisant en ces termes depuis 5 ans la révolution de la Dignité. L’absence remarquée du chef de l’État, Beji Caid Essebsi, qui pourrait lui même être mis en cause en tant qu’ancien ministre de l’Intérieur, a d’ailleurs été ressenti par certains comme une marque de ce mépris pour les victimes de l’ancien régime.
Deux autres femmes succèderont au premier trio : la mère et l’épouse de Kamel Matmati, l’un des cas de disparition forcée recensés par l’Instance. Cet ingénieur en génie électrique avait arrêté dans le sud du pays pour « appartenance à une organisation non autorisée », puis torturé à mort de l’aveu même de son bourreau. Sa famille ne retrouvera plus sa trace. Son corps ne leur sera jamais remis par les autorités pénitentiaires, d’où un deuil impossible, « la pire des souffrances » selon l’épouse du défunt.
Mais, c’est ensuite l’universitaire et intellectuel Sami Brahem, ancien prisonnier politique dans les années 90, qui a probablement captivé le plus l’auditoire par son récit. Torturé des mois durant par toutes sortes de techniques, il résiste, stoïque. Alternant entre aisance et émotion, il raconte toute l’absurdité, mais aussi parfois la subtilité des formes que prend la torture mentale et physique : « ils voulaient qu’on en sorte brisé, émasculé, dépourvu de toute humanité ».
Une torture qui continue bien au-delà de la sortie de prison, explique-t-il, l’État policier lui proposant même une transaction pour devenir délateur en échange de moins de harcèlement. C’est là l’un des autres aspects de la justice transitionnelle : comprendre et démanteler le fonctionnement de la machine despotique pour prévenir son retour. Magnanime, Brahem consent malgré tout à pardonner, se disant prêt à accepter les excuses de ses bourreaux.
Gilbert Naccache, ancien leader perspectiviste – mouvement d’intellectuels de gauche –, achèvera le marathon émotionnel nocturne par un témoignage de près d’une heure alliant l’irrévérence au sens de la formule : « La vérité, quoi que l’on fasse, est révolutionnaire », assènera-t-il, en guise de clôture d’une journée historique.
Ce soir vendredi, une seconde séance d’auditions publiques sera dédiée notamment à la répression de la gauche et des mouvements syndicaux, ou encore à la mort sous la torture. D’autres sessions suivront celle-ci à raison d’environ une par mois. Hasard du calendrier ou pas, les deux prochaines coïncideront avec deux dates symboliques : le 17 décembre et le 14 janvier, considérés comme la première et la dernière des journées révolutionnaires qui ont amené la fuite de l’ancien dictateur il y a bientôt cinq ans.
Seif Soudani et Rached Cherif