Gouvernement Chahed, une union nationale mensongère
A l’issue de deux semaines de tractations, la liste des 40 membres dont 26 ministres dévoilée ce weekend par Youssef Chahed est en réalité davantage un gouvernement « Essid 3.0 » qu’une nouvelle équipe, sorte de gouvernement Essid, sans Essid, légèrement rajeuni et féminisé. Le moins que l’on puisse dire c’est que la rentrée politique s’annonce tumultueuse : certaines voix réclament déjà des remaniements dans cette formation qui tente en vain de satisfaire tout le monde.
Pour ce septième gouvernement* depuis la révolution, une fois de plus, période de grâce oblige, on nous demandera d’attendre 100 jours, une fois la formalité de l’approbation par l’Assemblée obtenue. Mais déjà des voix s’élèvent au sein de plusieurs partis de la coalition, qui ont pour chacun d’entre eux des réserves plus ou moins valides sur certaines nominations.
Ainsi par la voix de son chef Yassine Brahim ministre sortant de la Coopération, lui-même non retenu par Chahed et impliqué dans la polémique « affaire Lazard Group », Afek Tounes dénonce « l’impossibilité pour un gouvernement comprenant dans ses rangs Abid Briki et Mehdi Ben Gharbia de lutter contre la corruption ». En offrant le ministère des Affaires locales et de l’Environnement à Riadh Mouakher, Youssef Chahed renforce ce grand rival de Yassine Brahim, récompensé pour ses appels au départ d’Essid.
De leur côté, réunis ce weekend, de hauts responsables d’Ennahdha ont regretté que Chahed n’ait pas attendu que le Conseil de la Choura examine la composition du gouvernement avant de rendre sa copie. Via Abdelkarim Harouni, le parti a menacé de ne pas accorder sa confiance « à toute personne soupçonnée de corruption ou prônant des idées d’exclusion à l’égard d’autres partis politiques »… Allusion à des personnalités de gauche telles que Samir Taieb ou encore Abid Briki qui font leur entrée au gouvernement respectivement à l’Agriculture et à la Fonction publique.
Ce dernier écrivait encore en février 2016 qu’il n’y a « aucune différence entre Ennahdha et les groupes terroristes » (sic)…
Plusieurs autres personnalités controversées
C’est que la formation que propose Chahed, mi technocrate mi politique, est un assemblage que d’aucuns appellent déjà « une mosaïque », faite d’ultra-libéraux de droite à son image, mais aussi d’anciens syndicalistes, de centristes, d’indépendants et des figures controversées de l’ancien régime.
A l’image de Mohamed Zinelabidine, nommé ministre de la Culture, malgré le fiasco de la Citée de la culture, projet qu’il avait piloté avant de le laisser à l’abandon en 2009. L’homme écrivait par ailleurs en mai 2010, soit sept mois avant le déclenchement de la révolution :
« Le président Ben Ali s'est toujours battu pour une république de justice et de vérité publiques », ou encore : « Quiconque attentif à l’œuvre du Changement depuis son avènement en 1987 retiendra cet esprit faiseur, correcteur, parachevant et perfectionniste de l’action de l’Etat. Quiconque a suivi la manière dont le Président Ben Ali s’acquitte de la magistrature suprême se résoudra à ce savoir-faire qui lui est propre, très implicatif des différentes collégialités en présence, devant agir ensemble et en mouvement. Car pour lui, nul changement n’est possible en dehors de l’impératif du travail et du compromis. » Rien que ça !
Un gouvernement qui scelle l’entrée dans un régime présidentialiste
Dire que la présidence de la République a supervisé la sélection de la nouvelle équipe ministérielle serait un euphémisme. Si le nombre de ministres Nidaa Tounes est à la baisse, avec désormais seulement 4 ministres sur 26, cela est quasiment un leurre lorsqu’on sait que Béji Caïd Essebsi est de facto l’architecte du retour à un régime présidentiel, et que seul compte pour lui la centralisation du pouvoir à Carthage, au mépris de la Constitution qui établissait en 2014 un régime parlementaire mixte.
Au moment où nous écrivons ces lignes, nous apprenons lundi matin que le président se paye même le luxe de remanier la liste de Chahed, en y apportant quelques arbitrages et en ne laissant à Youssef Chahed que la discrétion du choix des secrétaires d’Etat.
Du rafistolage le gouvernement Chahed ? Oui, si l’on considère que les gros calibres Nidaa tels que Néji Jelloul a été maintenu à l’Education nationale, tout comme Selma Elloumi, trésorière du parti, reconduite au Tourisme malgré la grogne du secteur. Ajouté à cela le fait que les ministères régaliens restent inchangés à l’exception de Ghazi Jribi à la Justice, sur proposition de Mohsen Marzouk dit-on, et l’on obtient tout au plus un lifting en réalité cosmétique, dont on peut conclure que la finalité était bel et bien la simple éviction d’Habib Essid.
Plus problématique cependant, l’appellation fallacieuse de « gouvernement d’union nationale ». En tendant soigneusement et symboliquement « sa » liste au patriarche, on peut se demander si Chahed est convaincu de sa propre assertion « voici la composition du gouvernement d’union nationale monsieur le président »…
Premier raté de ce vœu pieux d’union nationale, le retrait de la coalition du troisième parti du pays, l’UPL (16 sièges en 2014, 12 aujourd’hui), gourmand puis mécontent de ne pas avoir obtenu un renforcement de sa représentation. Autres incohérences al Massar et al Jomhouri, obtiennent chacun un ministère important, alors qu’ils ne représentent respectivement que 0 et 1 siège unique à l’ARP. Idem pour Mehdi Ben Gharbia, récompensé pour son lobbying, l’homme d’affaires est désigné ministre délégué auprès du chef du gouvernement chargé des relations avec les instances constitutionnelles.
S’il fait la fine bouche, Ennahdha est l’un des gagnants de la manœuvre : le parti obtient en effet le grand ministère de l’Industrie et du Commerce, tout en conservant celui de l’Emploi qui passe de Ladhari à Hammemi. La représentativité d’Ennahdha reste cependant en deçà de ses aspirations.
Surtout, deux gros bémols enlèvent toute légitimité à l’appellation « gouvernement d’union nationale » : la plus grande composante de gauche qu’est le Front Populaire (15 sièges) reste dans l’opposition et l’on peut parier sur sa capacité à torpiller le pouvoir, notamment par la mobilisation de ses troupes dans la rue et les réseaux sociaux. Ensuite un autre pan entier de l’opposition, celui de la gauche dite sociale, représentée par les partis Attayar et Alirada, a été purement ignoré par Chahed : « 0 contact », selon ses leaders.
Pour l’anecdote, quoique cela est important 5 ans à peine après la révolution, ce gouvernement n’inclue aucun ministre originaire de Sidi Bouzid ni de Kasserine.
En somme Béji a fait du Caïd Essebsi : fidèle à ses anachronismes, le nonagénaire a fait le forcing pour réaliser son rêve : reproduire en 2016 un remake de l’union sacrée des anti yousséfistes de 1959, déjà encadré à l’époque par l’UGTT. Un fantasme qualifié de « farce bouffonne » par l’opposant historique Gilbert Naccache. Quoi qu’il en soit, le réveil risque d’être difficile.
Seif Soudani
*Chef du gouvernement : Youssef Chahed
Ministre de l’intérieur : Hédi Majdoub
Ministre de la justice : Ghazi Jribi
Ministre des affaires étrangères : Khemais Jehinaoui
Ministre de la défense nationale : Farhat Horcheni
Ministre des transports : Anis Ghedira
Ministre des finances : Lamia Zeribi
Ministre des affaires locales et de l’environnement : Riadh Mouakher
Ministre de l’agriculture et des ressources hydriques : Samir Bettaieb
Ministre du commerce et de l’industrie : Zied Laadheri
Ministre de la fonction publique et de la gouvernance : Abid Briki
Ministre de l’équipement et de l’aménagement territorial : Mohamed Salah Arfaoui
Ministre du tourisme et de l’Artisanat : Salma Elloumi Rekik
Ministre de l’énergie et des mines : Hela Cheikh Rouhou
Ministre des technologies des communications et de l’économie numérique : Anouar Maarouf
Ministre de la femme, de la famille et de l’enfance : Neziha Abidi
Ministre de la culture : Mohamed Zinelabidine
Ministre de la santé : Samira Meraï
Ministre des affaires sociales : Mohamed Trabelsi
Ministre de l’éducation : Neji Jalloul
Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique : Slim Khalboussi
Ministre de la formation professionnelle et de l’emploi : Imed Hammami
Ministre de la jeunesse et des sports : Majdoline Cherni
Ministre des affaires religieuses : Abdeljail Ben Salem
Ministre délégué auprès du chef du gouvernement chargé de la relation avec l’ARP : Iyed Dahmeni
Ministre délégué auprès du chef du gouvernement : Mehdi Ben Gharbia
Secrétaire d’Etat des affaires locales : Chokri Belhassen
Secrétaire d’Etat des mines : Hachemi Hmidi
Secrétaire d’Etat du commerce : Faycel Hafiane
Secrétaire d’Etat du transport : Hichem Ben Ahmed