Gouvernement Chahed, une régression démocratique ?
Lundi 29 août, Habib Essid n'a pas caché son amertume lors de la passation, en dirigeant une pique vers les "deux cheikhs". Vendredi peu avant minuit, le gouvernement Chahed avait obtenu la confiance de l'Assemblée par 167 voix pour, 5 abstentions et 22 contre. C’est exactement le même nombre record de voix favorables obtenues par le premier et éphémère gouvernement Essid en février 2015, mais qui avait quant à lui récolté 8 abstentions et 30 voix contre. S’il est révélateur du climat politique d’unanimisme ambiant, cet aspect numérique n’est cependant pas le seul signe de dégradation de la santé démocratique du pays.
Pour se convaincre de l’aspect éminemment politicien de ce vote, il suffit de constater que Youssef Chahed a reconduit pas moins de 12 ministres et secrétaires d'Etat du précédent gouvernement, celui-là même qui avait été destitué par une écrasante majorité de députés moins d’un mois auparavant.
Masochistes, ou plutôt bien informés de ce scénario à l’avance, certains de ces mêmes ministres n’avaient pas hésité à saborder leur propre équipe, en appelant au départ de leur ancien chef jugé « ringard » en off.
Un véritable conte de fées
Et en matière de communication, il n’y a pas photo : il est vrai que le fringant quadra Youssef Chahed a commis un sans-faute lors de la lecture de son très scripté discours d’intronisation, même si sa gestuelle empruntée, et certains slogans galvaudés tels que « levons-nous pour la Tunisie » (« issu d’une pub Danette » selon les goguenards réseaux sociaux) portent clairement la signature des boites de com’ huppées.
Au même moment au Palais, la nouvelle page « Inside Carthage » nous montre Béji Caïd Essebsi en chemise, entouré de ses conseillers regardant attentivement le discours. « Une scène tout droit sortie d’Air Force One », ironisent certains internautes.
Et force est de constater que même si la ficelle est grosse, certains médias de la place sont bon clients. Subjuguée par le style « Chahed », la journaliste de Mosaïque FM, radio la plus écoutée du pays, a ainsi salué euphorique la scène où « tous les députés ont exécuté une standing ovation ». Non content de ce degré de consensualisme, un député Nidaa Tounes dira plus tard avoir « regretté que certains députés ne se soient pas levés pour la Tunisie tout à l’heure »…
L’ambiance « très 2009 » n’est pas qu’une impression. Certains ministres et secrétaires d’Etat, à l’image de la nouvelle ministre de la Femme Naziha Labidi, le nouveau ministre de la Culture Mohamed Zine Alabidine, ou encore du nouveau secrétaire d’Etat à l’Immigration Radhouane Amara ont non seulement fait leurs classes dans l’ex RCD, mais étaient « parmi ceux chargés des plus basses besognes », a rappelé l’élue Samia Abbou très chahutée hier soir, « telles que l’écriture des discours de l’ancienne première dame Leila Trabelsi Ben Ali ». Gageons que le malaise autour de ces noms qui dérangent sera persistant.
Programme néolibéral et rentrée sociale tendue
S’agissant du contenu de sa déclaration d’intention elle-même, Youssef Chahed n’a pas vraiment rassuré l’opinion, en apparaissant comme d’ores et déjà soucieux de préparer les esprits à une politique d’austérité, même s’il s’en est défendu dans un second temps en parlant simplement d’« éventualité ».
« En cas d’absence de solutions de sortie de crise, l’Etat pourrait bientôt se séparer de milliers de fonctionnaires » a-t-il prévenu, tout en expliquant que « c’est nous (la Tunisie, ndlr) qui sommes allées solliciter le FMI ces dernières années, et non l’inverse ». D’aucuns ont relevé le paradoxe d’un gouvernement comptant 40 membres, et attendant des Tunisiens d’accepter des mesures de rigueur économique.
La droite tunisienne s’est par ailleurs réjouie du fait que le nouveau chef du gouvernement a promis de « réprimer avec fermeté tous les sit-ins illégaux ». Ce contre quoi le député du Front Populaire Ahmed Seddik a mis en garde : « nous ne tolèrerons aucune tentative de criminaliser les mouvements sociaux ou de restreindre le droit de grève », tout en faisant l’amer constat que les quelques votes du Front constituent pour ainsi dire désormais la seule opposition ultra minoritaire au gouvernement Chahed.
« La véritable réponse au discours provocateur du délégué du FMI Youssef Chahed se fera dans les rues, les usines, le champs et les universités, et elle ne sera pas à base d’applaudissements. A bas le pouvoir de la mafia ! », a promis Ghassen Bouazzi, leader du syndicat étudiant UGET.
En acceptant le rôle de premier ministre d'un régime présidentiel ayant élargi son assise politique à quelques petits partis progressistes tels que al Jomhouri et al Massar, Chahed se met certes à l’abri en termes de responsabilité exclusive en cas d’échec, mais pour combien de temps ?
Seif Soudani