Gabès Cinéma FEN : un autre regard sur les cinémas du monde arabe
A cause de la crise du Covid-19, le Gabès cinéma FEN a dû improviser une édition totalement en ligne. Le format a changé, pas les convictions.
Ce week-end (11 avril), la deuxième édition du Gabès cinéma FEN se clôturait avec l'annonce des lauréats des prix décernés par le Jury. Le prix du meilleur long métrage revient au film Tlamess d'Alaeddine Slim, mais l'important était ailleurs.
Alors que le festival devait avoir lieu à Gabès, dans le sud de la Tunisie, la propagation de la pandémie de Covid-19 a bouleversé toute l'organisation. A peine un mois avant le début de l'événement, l'équipe du festival a opté pour un Gabès cinéma FEN totalement en ligne.
Fatma Cherif, directrice éditoriale du festival, revient avec nous sur cette deuxième édition du Gabès cinéma FEN et ses conditions exceptionnelles.
Palmarès Gabès Cinéma FEN (3 au 11 avril) :
Longs métrages :
MENTION SPÉCIALE
143 Sahara Street, Hassan Farhani, Algérie
Talking About Trees, Suhaib Gasmelbari, Soudan
Amussu, Nadir Bouhmouch, Maroc
PRIX DU JURY
Ibrahim: A Fate To Define, Lina Alabed, Palestine
PRIX DU MEILLEUR LONG MÉTRAGE
Sortilège (Tlamess), Ala Eddine Slim, Tunisie
Courts métrages :
MENTION SPÉCIALE
An Un-Aired Interview, Muhammed Salah, Egypte
PRIX DU MEILLEUR COURT MÉTRAGE
Companions of the Cave, Fakhri El Ghezal, Tunisie
LCDL : Quel est le bilan de cette deuxième édition ?
Fatma Cherif : C'est une édition particulière, une situation particulière. Au sein de l'équipe ça a été un défi très intéressant, ça nous a fait nous poser beaucoup de questions. C'était intéressant pour nous parce que c'était un changement très rapide, il a fallu renégocier avec les distributeurs.
Il y avait le pari du numérique, du risque du piratage, que les réalisateurs ne suivent pas etc. Mais nous avons eu plus de 70% des gens qui ont suivi. Pour une situation exceptionnelle, ils ont eu des réactions exceptionnelles.
Sur le principe même, nous ne sommes pas forcément pour l'idée des festivals qui passent en ligne. C'est important pour nous que les festivals se fassent directement, qu'il y ait le rapport humain du corps à corps… Toute la logique du festival, c'est l'idée des rencontres et on n'est même pas un marché, on se veut comme un pôle de réflexion donc forcément la présence humaine est nécessaire.
Mais j'avoue que nous sommes revenus sur ça, parce que nous, en tant qu'équipe nous avons eu un lien très fort. C'est une situation difficile, une situation de crise. On a senti aussi la solidarité des gens du métier, ce qui réchauffait le cœur.
Pour moi qui défends le cinéma d'auteur et qui suis contre l'hégémonie de Netflix, il était bien de montrer aussi, à une certaine période, un cinéma différent, du cinéma d'auteur du monde arabe, qui n'est pas accessible, je pense que là-dessus c'était bien.
En Tunisie, nous avons touché un nombre de personnes que nous n'espérions pas. Nous sommes à plus de 10 000 personnes qui auraient vu les films. Ce n'est pas du tout le chiffre que nous avions en tête. Vu la rapidité avec laquelle on a changé, nous nous sommes dit que si nous avions 200 personnes par film ça serait très bien.
Le tout numérique a-t-il été finalement un atout pour toucher plus de monde ?
Je pense qu'on a touché des gens qui ne seraient pas forcément venus. Mais l'objectif du festival c'est de travailler sur des territoires où il n'y a pas forcément l'accès à la culture, où c'est un peu le désert culturel. Même si aujourd'hui il y a vraiment un tissu d'associations qui travaillent dans le même sens que le festival à Gabès.
C'est important pour nous de rester dans le sud tunisien, de toucher les gens de cette région. Et même sur la version numérique nous avons beaucoup travaillé à ce que la communication cible Gabès.
Nous avons travaillé Gabès et sa région, puis nous avons travaillé toutes les régions de Tunisie. Et on se rend compte qu'outre Gabès, c'est surtout Tunis qui a été touchée. Donc on reste dans ce déséquilibre. Notre volonté est d'aller vers la décentralisation.
Nous nous sommes dit que l'année prochaine, nous ferons le festival dans sa version classique, mais la semaine d'après, comme fait le Cinéma du réel, nous avons décidé de maintenir quelques films de la sélection en ligne, de sorte que le numérique soit une continuité.
Comment les réalisateurs ont-ils réagi à l'annonce d'une édition qui sera uniquement en ligne ?
La majorité ont réagi positivement. Certains se sont retirés pour des choses que l'on comprend parfaitement et nous les soutenons aussi dans leur décision. Il y a de films qui ne sont pas encore sortis en salle, qui sont des petites sorties pour lesquels le numérique serait trop risqué avec le piratage… Nous avons le court métrage de Mark Lotfy (One Night Stand), qui a fait sa première mondiale avec nous, ce qui est super courageux de leur part et nous les remercions. Je ne peux pas juger ceux qui disent non parce que je comprends que derrière il y a le marché qui leur impose ça. Les films ne font carrière en VOD qu'après leur sortie en salle. Alors que les festivals viennent en général avant les sorties. Donc là on se retrouve dans quelque chose de différent.
Certains annonceurs ont été très enthousiastes. Le ministère des Affaires culturelles, le centre de cinéma, le CSCI, ont été d'un très grand soutien. Ils ont adoré l'idée parce que pour eux, c'était aussi un défi que la Tunisie soit le premier pays arabe à réussir un festival entièrement en ligne. Mais aussi, alors que plein de choses ont été annulées, qu'une équipe puisse continuer était encourageant.
Est-ce que vous vous y retrouvez financièrement ?
Nous nous y retrouvons parce que le coût est moindre. Il n'y a plus de billets d'avions, d'invités, toute cette partie hospitalité qui revient cher. Mais aussi tout le côté événementiel, des ouvertures, clôtures… Ce qui réduit également le budget du festival.
Quels sont les retours du public ?
Nous avons eu quelques petits problèmes techniques au début. Nous avons reçu beaucoup de soutien là-dessus. Il y a eu une vraie assiduité du public. C'est réconfortant. Et ce qui est intéressant c'est qu'on se rend compte que, sur l'échelle nationale, il y a un vrai public de cinéma d'auteurs, qui a vraiment apprécié les films et leur programmation. Ce que je ressors de cette expérience, c'est qu'au début on se dit « c'est le virtuel, on est contre… », mais en fin de compte, le fait qu'il y ait le coronavirus et qu'on soit en situation de crise, crée une vraie solidarité et une vraie indulgence.
Dans la volonté de diversification et de liberté de ton, le Gabès cinéma Fen semble un festival à part en Tunisie. Selon vous qu'est-ce qui fait sa spécificité ?
Il y a le fait que nous soyons complètement libres, que nous arrivions après tous les festivals et que notre priorité n'est pas de dire que nous voulons des premières MENA [Middle-East And North Africa, ndlr]… Nous venons après que les films sont passés dans les grands festivals européens et par la suite dans les grands festivals du monde arabe. Entre eux, ils sont concurrentiels, comme Cannes, Venise, Berlin sont concurrentiels même si Cannes les dépasse parce que c'est le plus grand marché. Pareil entre les JTC, le Caire, El Gouna, il y a une concurrence. La concurrence, on la sent déjà par les bourses qu'ils donnent aux films qui sont déjà en salle de montage ou à l'écriture.
Pour nous ça y est, ces enjeux-là sont passés. On choisit réellement les films qui nous plaisent. Et je pense sincèrement que nous avons une vraie ligne éditoriale. Nous voulons choisir les cinémas qui nous correspondent. Nous en avons marre des cinémas réducteurs et pas forcément représentatifs du monde arabe.
Dans l'équipe éditoriale, on râle quand on voit des films comme Capharnaüm ou Papicha, encore exister et avoir un succès énorme alors que ce ne sont que des projections de fantasmes néo-colonialistes. On est encore dans la question de la soumission des femmes ou du terrorisme. Ce sont des choses qui existent. Nous préférons les films qui sont de vraies réflexions sur le sujet et pas une forme de propagande comme on a vu dans Tombouctou, ou autres, qui servent une parole politique. Ce qui est une forme de propagande.
Nous disons qu'il y a d'autres regards sur le monde arabe et nous allons exprimer nos regards. Nous sélectionnons, nous sommes du monde arabe et nous avons notre propre regard sur le monde arabe et voici notre choix. Nous sommes contents d'avoir pu avoir Tlamess, qui a eu le prix, parce qu'il y a une liberté de ton du réalisateur. Il a laissé libre cours à son imagination. On sent très bien qu'il n'est pas traversé par l'attente de son film. C'est quelqu'un qui a juste fait son film comme lui l'a entendu, point. Je ne doute pas de la sincérité de plein de réalisateurs et de réalisatrices mais quelque part on intériorise aussi ce qu'on attend de nous.
Pour la prochaine édition du festival, à quoi aimeriez-vous que ressemble le festival ?
J'aimerais qu'il ressemble à lui-même et qu'il continue à s'améliorer. Qu'il reste fidèle à ce que l'on défend. Nous en sommes à nos débuts donc il y a beaucoup de choses à améliorer. Nous aimerions aussi que le festival ne soit pas juste un travail de moment, pendant la période du festival, mais que ce soit un travail sur le long de l'année sur le cinéma et le développement de la cinéphilie dans la région avec les autres associations et les sociétés publiques de la région. Et aussi des panels de réflexion sur la question dont on a parlé qui est l'identité du festival, sur les cinémas du monde arabe, le regard sur soi, comment on est représenté par l'autre, le déséquilibre nord-sud.
Aujourd'hui tout le monde va faire son marché à Cannes. Alors qu'avant il y avait la possibilité d'avoir des premières nationales. Ça permettait à des festivals comme les JTC ou le Caire, que les gens viennent acheter des films choisis par les gens du pays. Alors que là on se retrouve avec 30 personnes qui décident de l'avenir du cinéma d'auteurs dans le monde. C'est un vrai déséquilibre. Et mon problème est le même avec Netflix et avec Cannes. Même si j'apprécie beaucoup plus Cannes que Netflix.
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