Fermeture de la chaîne Nessma TV par la force publique, une décision politique ?
Les forces de l’ordre encerclent depuis la fin de matinée du jeudi 25 avril les locaux et les studios d’enregistrements de la chaîne privée Nessma TV dont le siège et les studios se trouvent à Radès, banlieue sud de Tunis. Le patron de la chaîne Nabil Karoui dénonce une décision politique.
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L’opération musclée intervient en vertu d’une décision prise par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA, équivalent du CSA français), qui remonte au 5 octobre 2018 relative à la saisie du matériel de la chaîne, ainsi que d’une autre décision de juillet 2018, de suspendre la régularisation de la situation de la chaîne de télévision en raison du non-respect par cette dernière des termes du cahier des charges relatif à l’obtention de la licence de création et d’exploitation d’une chaîne de télévision privée.
La HAICA avait estimé que Nessma TV « continue à faire fi de la loi et des règlements en vigueur et s’est transformée en un organe de propagande et de manipulation défiant les institutions de l’Etat ». Dans une déclaration publique, la HAICA critique « les violations commises par la chaîne TV à l’encontre des enfants, femmes et personnes âgées en exploitant leur situation de pauvreté et de précarité et en les mettant en spectacle de manière humiliante ». Allusion aux œuvres de charité du patron de la chaîne, virtuellement en campagne pour la présidentielle, filmées quotidiennement.
« Cela procède de la manipulation et de la quête des voix en prévision des prochaines échéances électorales », accuse la HAICA. Pour l’instance de régulation de l’audiovisuel, cette programmation à connotation électorale vient saper les valeurs de solidarité et les principes démocratiques et consacrer les méthodes de propagande. La HAICA « continuera à prendre toutes les mesures légales pour contrer les tentatives de manipulation dans les médias audiovisuels », a averti l’instance de régulation.
Une faisabilité à jeu variable
Si l’instance de régulation rappelle que la chaine privée diffuse sans autorisation légale, elle se contredit elle-même selon Nessma TV qui dénonce un deux poids, deux mesures, en rappelant à son tour aujourd’hui que la HAICA avait échoué dans un passé proche à faire exécuter une décision de fermeture similaire dont a fait l’objet Zitouna TV, une chaîne privée religieuse considéré comme proche du versant Ennahdha du pouvoir, et par conséquent « protégée ».
Le président de la HAICA, Nouri Lajmi, a formellement démenti de son côté les accusations de Nessma TV selon laquelle le gouvernement Chahed serait derrière la décision d’interruption des émissions de cette chaîne privée.
« La HAICA applique seulement la loi. Depuis des années, nous avons appelé la chaîne Nessma à ce qu’elle règle sa situation mais en vain. Malheureusement, les décisions de cette instance ne sont pas prises en considération », a-t-il expliqué. « Ce n’est pas normal que des chaînes appliquent les dispositions de la loi alors qu’une autre ne le fait pas et fait comme bon lui semble ! Il n’y a eu aucune intervention politique dans ce sujet ! Le gouvernement n’est pas intervenu non plus. C’est une décision prise par la HAICA ».
Violences policières documentées
Les forces de l’ordre ont fait usage de bombes lacrymogènes pour pouvoir entrer dans les locaux et les studios de Nessma TV, après que des dizaines d’employés se soient interposés, afin de saisir leur matériel.
L’un des chroniqueurs de la chaîne, Amine Mtiraoui, a publié un statut promettant de divulguer à l’opinion publique « les coups et les insultes » commis par les forces de l’ordre qui sont revenues à la charge deux fois pour tenter de faire évacuer les locaux de la chaîne.
L’analyste politique de la chaîne, Khalifa Ben Salem, affirme également qu’il s’agit d’une affaire éminemment politique : « Certains politiciens ne veulent pas de notre couverture médiatique lors des prochaines élections présidentielles et législatives ».
Opposé à la ligne éditoriale de la chaîne, le député d’opposition Imed Daïmi a quant à lui pour autant déclaré que « Youssef Chahed instrumentalise les institutions de l’Etat pour des règlements de comptes personnels ».
Pour l’ancien chef du gouvernement Mehdi Jomâa, également candidat à la présidentielle, la décision de fermeture par la force « nuit à l’image de la Tunisie à l’international, entachée par une opération indigne ».
Engagée dans un long feuilleton judiciaire contre le patron de Nessma TV, l’ONG I-Watch a publié la veille de l’intervention des autorités un statut dénonçant l’immobilisme de la justice tunisienne.
Philosophiquement parlant, doit-on s’opposer à la fermeture d’un média par la force publique quelles que soient les dérives propagandistes dudit média, au nom de l’indivisible liberté d’expression ? D’un point de vue éthique, la question se pose, et le débat fait rage dans les rangs des élites tunisiennes, divisées sur la question, entre silence gêné, réjouissances à demi-mot des uns, et opposition de principe des autres.