Enquête – La mendicité dans la ville de Tunis

 Enquête – La mendicité dans la ville de Tunis


Dans un contexte sociopolitique postrévolutionnaire chaotique, la mendicité s’apparente paradoxalement à un marché prospère. D’après des statistiques datant de 2013, le nombre des mendiants dans le grand Tunis avoisine les 39.000. Ils sont installés principalement près des mosquées, des stations de métro et des magasins, notamment de la capitale. L’enquête que nous avons menée confirme que le nombre des mendiants s’élève à un million sur l’ensemble du territoire national (sur 11 millions d’habitants). 


Leur présence est plus importante dans les grandes villes, comme Tunis, Sousse ou Sfax. La ville de Médenine, elle, de par son caractère frontalier, connait également au sud tunisien une mendicité massive des migrants africains.


Cette enquête révèle que les maux sociaux sont intimement liés (Pauvreté, criminalité, vulnérabilité, mendicité, marginalité). Dans l’échantillon étudié, la moyenne d’âge des adultes pratiquant la mendicité, d’une façon occasionnelle ou professionnelle, est de 53,75 ans. La majorité d’entre eux est originaire des régions ouest du pays et résident dans des quartiers pauvres limitrophes de la capitale. Les zones exportatrices de mendiants dans la capitale sont justement celles qui ne sont pas suffisamment prises en charge par les politiques publiques depuis l’indépendance.


La mendicité est une forme « illicite » d’occupation de l’espace public. Elle le « privatise » et le transforme en un espace « marchand » particulier. La prolifération du phénomène à Tunis ces dernières années est encore révélatrice de la vulnérabilité de l’ordre urbain en place, de la faiblesse et de la défaillance de l’administration publique qui ne parvient plus à garder la main mise sur l’espace public.


En effet, selon une interview accordée à la radio RTCI en date du 22-02-2016, une  représentante du ministère des affaires sociales, chargée de la mendicité, s’est référée à une étude élaborée en 2008 concernant 1192 cas, selon laquelle 55% d’entre eux bénéficient de soins gratuits contre 19% n’ayant aucune couverture sociale. Selon la même étude, 17% de mendiants exercent à Tunis devant les mosquées, 16% dans les marchés hebdomadaires, 11% sur les artères principales de la ville et 6% dans d’autres espaces publics.


En outre, malgré leur commune fragilité, la mendicité se différencie du travail précaire ou occasionnel. Cette différenciation est de rigueur en raison de la nature et de l’essence même de chacune des deux activités. D’abord, le travail précaire est un travail, malgré son caractère occasionnel et temporaire. La mendicité ne l’est pas, même si elle s’y apparente de par ses caractéristiques et finalités. Le travail précaire est encore une  activité  licite, même si les conditions du travail peuvent ne pas répondre aux standards internationaux en la matière (honoraires, conditions de travail, sécurité sociale…). Ce travail est en outre rémunéré par un salaire souvent fixe, ce qui n’est pas le cas pour la recette journalière d’un mendiant.


La mendicité est aussi à différencier de certaines activités qui peuvent ne pas être reconnues par les autorités en place ni prises en charge par le système : c’est le cas des chiffonniers. Malgré les ressemblances, les chiffonniers ne sont pas des mendiants. Si les origines des uns et des autres peuvent coïncider, le caractère nomade ne saurait les confondre dans une même catégorie. Ensuite, la motivation première des uns et des autres n’est pas la même. Si les mendiants tendent d’abord à maximiser leurs recettes en argent, les motivations des chiffonniers se tournent plus vers le dépouillage de biens censés être vendables, se trouvant dans les décharges. La contrepartie monétaire n’est alors que le prix  de la vente de ces biens. De plus, on ne peut pas opérer une analogie parfaite entre les deux catégories de par les caractéristiques même de l’espace public qu’elles occupent. Les mendiants sont concentrés dans les grandes agglomérations urbaines toutes saisons confondues, les chiffonniers, eux, se concentrent plutôt autour des décharges, notamment lors des saisons touristiques où la plus-value des déchets est supposée. Par ailleurs, si une « retraite » des mendiants nous semble peu probable d’après les cas étudiés, notamment ceux ayant un certain âge, une intégration des chiffonniers a été envisagée. Il s’agit de les convertir en « ouvriers » au sein d’une société tuniso-italienne gérant le centre de transfert.


En s’interrogeant sur les caractéristiques principales du phénomène de la mendicité dans la ville de Tunis, on constate qu’il y a à la fois une mendicité occasionnelle et une mendicité professionnelle.


La mendicité occasionnelle prend rarement une forme directe, consistant dans l’accaparement d’un « espace public mendiant »,transformé pour la circonstance en territoire privé à rentabilité économique. La mendicité directe est exceptionnelle, elle est caractéristique de certains milieux. Très souvent, elle a lieu dans les hôpitaux, les stations de transport public et les restaurants.  Toutefois, on a noté deux façons de la rentabiliser : en nature ou en numéraire. Si le mendiant « professionnel » préfère l’argent liquide, l’occasionnel se contente d’un billet de train, d’un sandwich, ou d’une boîte de médicament.


La mendicité occasionnelle indirecte n’est pas une hypothèse d’école. Comme la mendicité occasionnelle directe, elle est aussi, bel et bien, une mendicité. Le caractère temporaire signifie ici que la mendicité ne constitue pas un projet final de vie. Elle n’est qu’une étape dont les raisons, multiples, peuvent changer d’un cas à un autre. Le qualificatif « indirect » signifie que les personnes en place n’agissent pas positivement pour demander de l’aumône. Leur état physique qu’ils exposent « violemment » aux passants est à lui seul une forme de mendicité indirecte. Leur seul état est un indicateur susceptible d’apitoyer les passants. Néanmoins, cette mendicité, aujourd’hui, occasionnelle risque de perdurer. Le caractère temporaire ici peut s’apprécier aussi par rapport au vécu personnel de ces individus, qui pour la plupart, ont été actifs et se sont vus condamnés à la précarité pour des raisons multiples. En effet, pour tous les cas étudiés concernant cette enquête, les mendiants ont commencé par exercer un travail permanent: gardien d’école, ouvrière d’usine et même docteure en psychologie. Des échelles sociales différentes, des niveaux intellectuels allant du plus modeste au plus élevé scientifiquement. Tous se sont vus rabaissés au « statut » de simples marginaux. Cet état de fait, pousse à une réflexion profonde sur l’ensemble du système politico-socio-économique en place : un système qui éjecte ses propres produits au lieu d’investir dans cette diversité humaine pour en faire ressortir le meilleur d’elle-même.


La mendicité professionnelle s’apparente, elle, à un véritable métier. C’est une activité professionnelle qui se raccorde avec un réel contrat de « travail » avec des horaires fixes, des honoraires et des clauses de non concurrence. L’espace public devient l’apanage de certains mendiants (acteurs privés) à l’exclusion d’autres. Ils se répartissent cet espace par tacite entente et reconduction, voire par la loi du plus fort. Ce contrat de travail officieux peut aussi être analysé à l’aide des modalités déterminant le contrat de travail de droit commun, légal et négocié. En effet, suite aux informations récoltées par cette enquête, on peut déduire que certains mendiants agissent comme s’ils étaient sous un véritable CDD, d’autre sous un CDI. L’une et l’autre de ces deux formules s’analysent par rapport au temps d’occupation de l’espace public. La mendicité en CDD est intense dans les heures de pointe. Elle agit dans les carrefours les plus importants, aux heures de visite des hôpitaux, mais aussi aux heures de prière dans les mosquées. Pour les autres, il s’agit plutôt d’un CDI s’exerçant selon la volonté de l’acteur. Le mendiant peut agir pour son propre compte ou pour le compte d’autrui. Ce dernier cas, suppose l’existence et l’appui d’une organisation criminelle.


Dans la sphère de la mendicité, le corps a un langage particulier véhiculé par une approche visuelle. Les mendiants peuvent simuler des handicaps ou « louer » des enfants afin d’apitoyer les passants.  On  évalue leurs recettes à 20 dinars pour une demi-journée (7 euros). Cela ne correspond pas aux aveux des intéressés, révisant ce montant à la baisse, soit à 5 dinars. Cela ne correspond pas non plus aux témoignages des agents sociaux évaluant leurs recettes à une centaine de dinars par jour. D’après le quotidien «Echourouk», les mendiants de Tunis touchent entre 90 et 400 dinars (32 à 140 euros) pour seulement une demi-journée de «travail». Les chiffres varient sans cependant nier l’ampleur que prend le phénomène. Un véritable business pour certains.


En outre, rentabiliser son propre corps peut se faire de manière fortuite ou frauduleuse. Le mendiant investit souvent dans son corps, notamment suite à un accident ou simplement sous l’effet de l’âge. Un jeu « dramatique » a lieu sur la scène publique. Par cette théâtralisation, la mendicité professionnelle suppose aussi un discours professionnel.


Le discours utilisé en l’occurrence fait partie du phénomène. Il va jusqu’à individualiser ces acteurs et les différentier par rapport à leurs semblables. Les uns axent leurs discours justificatifs sur les difficultés familiales auxquelles ils doivent faire face (enfants à charge, besoin en soins médicaux, précarité de tous genres…). D’autres, préfèrent privilégier leurs caractéristiques vocales  exprimant des formes de souffrance (voix inaudible, basse, ou voix d’un vieux, …). D’autres laissent exprimer leurs corps et se réduisent au silence. Le discours « professionnel » devient donc un rituel vocal systématique.


Au total, on est tenté d’appréhender la mendicité « transitoire » ou « occasionnelle » ou « professionnelle » comme l’illustration d’un déficit des politiques publiques de l’Etat.


Wafa Khelil