Tunisie. Elections : hyperprésidence et République de l’arbitraire

 Tunisie. Elections : hyperprésidence et République de l’arbitraire

Peut-on modifier le texte d’une loi électorale à quelques semaines des élections ? L’éthique et le sens commun le plus élémentaire l’interdiraient. C’est pourtant ce que s’apprête à faire Carthage, qui n’est plus à une inconséquence près, après avoir amendé cet été la nouvelle Constitution, quelques jours seulement après sa proclamation.

Pressenti, l’amendement a été officialisé dès le 7 octobre dernier, lorsqu’en présence de la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, le président de la République Kais Saïed a évoqué la question des législatives de décembre 2022, en marge d’une réunion de travail.

Le chef de l’Etat a ainsi, sans sourciller, appelé à la nécessité de la révision du décret relatif au code électoral (qu’il a lui-même récemment rédigé), « puisqu’il il s’est avéré que certains membres de conseils locaux n’ont pas joué le rôle qu’ils doivent jouer, concernant notamment la question des parrainages devenus une marchandise qui se vend et s’achète ». Il semble donc que l’on se dirige dans les jours ou heures qui suivent vers une révision à la baisse drastique du nombre de parrainages nécessaires pour se constituer candidat. Ce qui est supposé, en sus d’autres mesures de rétorsion et de dissuasion pénale, réduire les probabilités de fraude.

 

Juge, parti, arbitre, et dieu redresseur de torts

Aboli par Kais Saïed, l’ancien code électoral ne permettait aucun amendement de son texte l’année d’une élection, pour d’évidentes raisons : faire obstacle à de prévisibles éventuelles tentations du législateur ou de la majorité parlementaire de s’assurer d’amender la loi dans une direction qui arrangerait leurs propres affaires. Mais se concevant tel un leader révolutionnaire jouissant de pouvoirs d’exception, sorte de « Deus ex machina » de la vertu s’arrogeant tous les droits au nom du Bien, le président Saïed n’en a cure : il s’évertue à créer une jurisprudence providentielle qui ne s’embarrasse pas de tels scrupules.

Une partie de la société civile tunisienne ne l’entend cependant pas de cette oreille et dénonce des velléités dignes d’une République bananière. Pour président de l’Association tunisienne pour l’intégrité et la démocratie des élections (ATIDE), Bassem Maâtar, l’amendement du code électoral durant l’année où seront organisées des élections, ne respecte en rien les standards internationaux en la matière.

Le militant associatif s’indigne plus précisément de l’intention du président de la République d’amender le décret 55 déjà venu modifier le code électoral, en dépit du démarrage du processus électoral. « Cela touche aux principes d’intégrité, de transparence et de la démocratie du processus électoral », considère-t-il. « Nous sommes en train de récolter les fruits de ce choix. Les prétextes d’amendement du Code électoral, semblent en partie fabriqués », regrette Maâtar, estimant que chef de l’Etat a dès le départ opté pour un processus individuel et non participatif.

Pire, pour ce responsable de l’association de vigilance Atide, c’est potentiellement un bras de fer politique qui se joue entre les lignes du futur « amendement de l’amendement » : ce dernier viserait en effet par la même occasion à écarter certains adversaires politiques directes, membres des conseils municipaux, alors même qu’ils jouissent du droit de déposer leurs candidatures. Le texte ouvre ainsi la voie à une possibilité d’imposer d’autres conditions concernant les parrainages, soit en en réduisant le nombre requis, soit en abandonnant le principe même des parrainages.

Pour l’analyste Zied Krichen, cet acharnement puritaniste présidentiel, à coup de lois, est vain : « Quand bien même on y appliquerait la peine de mort, cela ne changerait pas la nature humaine vers la Cité idéale de l’utopie voulue par Saïed. Le peuple tunisien est le même : il n’a pas changé depuis l’avènement du Saïdisme ».

 

Impuissance de l’instance régulatrice des élections

Réagissant timidement à cette controverse, le président de l’instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), Farrouk Bouaskar, a déclaré hier lundi 10 octobre, que l’amendement du code électoral reste encore à l’étude et que l’instance électorale « aura son mot à dire là-dessus »… Mais pour l’ensemble des observateurs témoins de la perte de l’indépendance de cette instance, en avril dernier, depuis que ses membres sont directement nommés par le président de la République, autant dire que ces déclarations d’intention n’ont pas la moindre valeur, faute de crédibilité.

« Il semble que la proposition s’emploiera à limiter la corruption endémique autour des parrainages, et l’utilisation par les chefs des administrations locales de leur influence et de leur pouvoir pour les orienter », explique Bouasker à qui veut bien l’entendre.

En marge d’une session de formation organisée par l’instance électorale, le président de l’ISIE a tout de même estimé qu’« il vaut mieux ne pas toucher à la loi électorale, en cette période », ajoutant que seules des modifications d’ordre technique seraient acceptables à ce stade.

Mais malgré ces précautions sémantiques, tout refus d’une ordonnance de Carthage pourrait lui coûter sa place par les temps qui courent, voire, pourquoi pas, l’atomisation de toute l’instance tout entière s’il le faut. Le même Bouasker précise donc néanmoins que son instance étudie les options à sa disposition en coordination avec le Palais. Prudence est mère de sûreté.