Discours de « BCE » : le choix de l’escalade sécuritaire
La montagne a-t-elle accouché d’une souris ? « Il y aura un avant et un après 10 mai », assurait Noureddine Ben Ticha, conseiller politique du président de la République. Dans un discours fleuve de près d’une heure prononcé mercredi, très attendu et annoncé depuis plus d’une semaine, Béji Caïd Essebsi n’aura finalement été soucieux que de réaffirmer son autorité, en plein blocage politique, en sus d’une unique mesure phare : l’intervention des militaires pour sécuriser les sites pétrolifères dans le sud du pays. Une politisation impopulaire de l’armée, qu’il s’agissait donc de justifier du haut de cette tribune.
Comme pour prendre à témoin l’ensemble de la classe dirigeante du pays, ou de les associer à la responsabilité de l’actuelle crise de la gouvernance qui ne dit pas son nom et que vit insidieusement le pays depuis plusieurs mois, un parterre des plus complets était convoqué au Palais des congrès : ministres du gouvernement Chahed, chefs des grands partis, présidents des instances indépendantes, et représentants de la société civile.
Premier constat, Essebsi improvise, sans notes écrites, son adresse au peuple en dialectal tunisien. Une fois passée le désormais sempiternel rappel des acquis de la révolution et l’attribution du prix Nobel qui commence à dater, le président adopte un ton plus grave : « Le processus démocratique est aujourd’hui menacé », prévient-il. S’en suit une énumération de ce qui du point de vue de Carthage constitue le « coupable tout désigné » :
« Tous les partis politiques doivent respecter les règles du jeu démocratique. Je ne répondraai pas à ceux qui m’insultent… Or, des partis qui étaient agissants sur l’échiquier politique se sont éclipsés, alors que d’autres qui étaient mal positionnés ont été propulsés au-devant de la scène. ». On comprend dès lors que c’est ainsi le même logiciel du bouc émissaire de l’ancienne génération qui est à l’œuvre dans la logique de l’homme nonagénaire : rien ne semble convaincre Béji Caïd Essebsi que des manifestations dans le sud peuvent être spontanées, produit de décennies de marginalisation et de chômage endémique.
Loi de réconciliation, la fuite en avant
« Dans le cadre des prérogatives qui lui sont conférées, le président de la République a le droit de lancer une initiative », a affirmé ensuite Essebsi, allusion au projet de loi sur la réconciliation économique et financière, actuellement soumis à l’examen de la Commission parlementaire de la législation générale. Ajoutant qu’il « ne conclut pas d’accords sous la table avec Rached Ghannouchi ».
« Qu'elle soit bonne ou mauvaise, cette initiative sera tranchée au sein de l’Assemblée des représentants du peuple », a-t-il ajouté, une façon de botter en touche, vers « sa » majorité.
Pour le président de la République, « tous les moyens sont envisagés pour invalider la décision du Parlement, des partis allant jusqu’à prôner la désobéissance civile », allusion cette fois à Attayar Démocratique le parti de Mohamed Abbou qui avait formulé cette menace si la loi venait à être votée. « Je n’accepterai pas ces manœuvres », a-t-il enfin martelé à ce sujet, menaçant à son tour.
« Les prochaines échéances électorales se dérouleront dans les délais »
« Les élections auront lieu dans les délais légaux et constitutionnels », a par ailleurs affirmé Essebsi, se voulant rassurant en évoquant les prochaines échéances électorales.
« La démission du président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections Chafik Sarsar intervient à un moment délicat » dans la mesure où le pays s’apprête à organiser, le 17 décembre prochain, des élections municipales, ajoute Essebsi :
« Le président de l’ISIE aurait dû se concerter avec moi avant de prendre cette décision » a-t-il asséné alors que Sarsar était dans la salle, visiblement mis mal à l’aise par cette adresse directe. Ce ton irrité montre quoi qu’il en soit qu’Essebsi s’est senti en partie visé par cette démission qui fragilisera la crédibilité des prochaines élections sur lesquelles comptait précisément Nidaa Tounes pour renforcer sa mainmise sur le pouvoir.
Le chargé des affaires politiques de Nidaa Tounes, l’ancien propagandiste du régime de Ben Ali Borhène Bsaïs, a déclaré dans la foulée du discours que « le président de la République a agi selon la situation actuelle de la nation en se reposant sur les normes de la constitution. Suite à ce discours, le chef du gouvernement, Youssef Chahed, pourra poursuivre son travail ». Une façon de signifier que le président n’a pas invoqué l’article 80 de la Constitution qui lui confère des pouvoirs exceptionnels en cas de péril majeur, mais a néanmoins usé de l’esprit de cet article, en l’absence de Cour constitutionnelle…
Dans la foulée du discours, les réactions des hauts officiers de l’armée ont en somme participé à la communication présidentielle.
Le porte-parole du ministère de la Défense, Belhassen Oueslati, a ainsi assuré que les forces de l’armée appliqueront les ordres du président de la République, le commandant en chef des armées. Le colonel Mokhtar Ben Nasr est intervenu pour sa part sur les radios nationales pour expliquer le rôle de l’armée dans la protection des entreprises.
L’armée fait donc acte d’obéissance, visiblement soucieuse d’exprimer sa loyauté, après le récent épisode de la quasi rébellion de la Garde nationale, par le billet d’un communiqué de désolidarisation de la solution sécuritaire, et qui a failli coûté sa place au ministre de l’Intérieur.
D’ailleurs le ministre de l’Intérieur Hédi Majdoub n’échappera pas à une « restructuration intégrale » de son ministère, annoncée aujourd’hui dans le même discours du président de la République. Une annonce aux limites de l’ingérence et de la légalité constitutionnelle, si l’on considère que la sûreté est certes parmi les prérogatives du président, mais que ce type de mesures logistiques relèvent davantage des taches gouvernementales de la Kasbah.
A Tataouine, les manifestants persistent
Aujourd’hui toujours, Tarak Haddad, porte-parole de la coordination des sit-in d’El Kamour (gouvernorat de Tataouine), a déclaré que les manifestants pacifistes d’El Kamour sont déçus par le discours du président de la République, précisant que le souci unique du président est celui des entreprises étrangères et non des citoyens.
« Les manifestants seront présents pour contrer le terrorisme », a affirmé Haddad, une façon de récuser toute tentative de diabolisation ou de mise hors la loi de la contestation sociale.
Seif Soudani