Des municipales marquées par l’abstentionnisme
C’est fait ! Les Tunisiens votaient hier 6 mai pour la première fois depuis la révolution à des élections municipales. Seul un tiers des inscrits ont fait le déplacement, soit 1.796.154 personnes, ce qui représente un faible taux de participation de 33,7%. Analyse des premières tendances en sortie des urnes.
Logistiquement, avec 350 circonscriptions réparties sur les 24 gouvernorats que compte le pays, ce fut d’abord un défi organisationnel pour l’Instance Supérieure Indépendante pour les Elections (ISIE), secouée par diverses crises en 2017. Un test pour le nouveau leadership de cette instance.
« Les résultats préliminaires officiels des élections municipales seront proclamés d’ici mardi matin 8 mai au plus tard » a déclaré hier soir Nabil Baffoun, membre de l’ISIE. « L’opération de dépouillement dans les bureaux a pris fin. Les rapports de dépouillement ont été affichés dans chaque bureau pour permettre à chaque liste de connaitre le nombre des voix obtenus » indique la même source.
Ces rapports seront acheminés vers les sections régionales de l’ISIE aménagées dans 27 salles de sports réparties sur différentes régions du pays. L’ISIE publiera au fur et à mesure les résultats partiels dans chaque municipalité, le temps d’appliquer l’article 143 de la loi électorale et vérifier si les listes ayant obtenu des sièges n’avaient pas commis d’infractions électorales qui risquent de les déposséder de sièges aux Conseils municipaux.
Dès la soirée de dimanche, les premiers chiffres tombent, notamment via l’institut de sondage Sigma, qui a posté des sondeurs aux abords des bureaux de vote. Il en ressort qu’Ennahdha, naturellement performant au niveau local, se détache nettement du lot, surtout dans les zones densément peuplées et populaires telles que Ben Arous et Sidi Hassine, aux abords de la capitale, avec respectivement 31,6% et 42,5 des voix estimées
Ennahdha en tête, et remarquable percée des listes indépendantes, deux faits lourds de sens
Aux dernières nouvelles, le parti « ex islamiste » se permet même le luxe de ravir la très symbolique mairie de Tunis, avec sa candidate « non voilée » Souad Abderrahim. « Un choc » pour certains Tunisois, qui ne pensaient pas que la première femme à ce poste aurait cette coloration idéologique.
Plus généralement, il n’a pas échappé à la plupart des observateurs que l’agenda pro gouvernance parlementaire d’Ennahdha, depuis 2011, procède de cette conscience du parti à référentiel religieux qu’il sera durablement installé « par le bas », même si les discours officiels tendent à vouloir séparer prédication et politique.
A ce titre, l’insolite promesse considérée populiste de Rached Ghannouchi lors de la récente campagne électorale, consistant à promettre des bornes wifi gratuites dans les municipalités pro Ennahdha, fera date.
Tard dans la nuit, Ennahdha s’est même fendu d’un clin d’œil provocateur pour narguer son allié et ancien ennemi Nidaa Tounes, en récupérant son slogan « Tahia Tounes ! » (Vive la Tunisie !) sur les réseaux sociaux, précédé du tic de langage « Fa bihaithou » (« par conséquent ») du président moderniste Béji Caïd Essebsi.
Autre claque pour Nidaa Tounes, l’inattendue percée des listes indépendantes, notamment à la Marsa et l’Ariana, deux fiefs anciennement nidaaistes comptant le plus grand nombre de quartiers huppés de la capitale. A l’Ariana, c’est en effet la liste « al Afdhal » de l’ancien PDM Fadhel Moussa qui est en passe de l’emporter.
Chargé des questions politiques au sein du parti, Borhene Bsaies a pris acte de cette défaite en début de soirée, qui constitue aussi un revers personnel pour lui.
Et maintenant ?
Pour la blogueuse et ancienne militante politique Amira Yahyaoui, il faut maintenant s’attendre à ce que reprenne la propagande et le prosélytisme religieux partisan au sein des nombreuses municipalités ayant voté Ennahdha, une pratique face à laquelle il convient de rester vigilant.
« En 2011, les queues étaient monstres et des visages pleins d’espoir et heureux d’exercer librement ce droit qui nous a été donné. Des observateurs tellement nombreux que la salle ne suffisait pas à les contenir…
2014 : des queues monstres avec des visages inquiets de ce qu’ils ont vécu en 3 années… et la peur de voir notre Tunisie sombrer dans l’inconnu, le délabrement…
2018 bureaux quasiment vides, moyenne d’âge 45 ans, pas d'observateurs….
Voilà où ça a mené la déperdition des valeurs, la démocratie fraîchement installée est en perte de vitesse… Dommage pour un si beau pays » résume pour sa part le blogueur Slim Chebbi.
Plus optimiste, la journaliste Khansa Ben Tarjem affirmait en fin de journée :
« Les bureaux de vote ferment à 18h. Je vais aller voter, non pas par ce qu'il y a une liste qui me convainc parfaitement ou que je sois adepte de la démocratie représentative, mais je fais partie d'une génération qui avait peur de parler dans un café, qui utilisait des proxy pour naviguer sur internet, pour qui lancer une entreprise pouvait revenir à se faire racketter par le pouvoir. Et je ne parle pas de ce qui pouvait arriver à ceux qui osait s'opposer à la mafia et à la violence de l'Etat. Je fais partie d'une génération qui s'est presque habituée à l'arbitraire. Alors, je vote pour qu'il y ait toujours un contre-pouvoir, qu'il n'y ait pas de majorité qui écrase le reste, pour qu'il y ait toujours un espace de résistance à l'arbitraire, pour que le rapport de forces entre les acteurs politiques soit tel qu'aucun ne puisse faire ce qu'il a envie de faire sans en subir les conséquences. Je vote parce que la révolution est un processus très long et qu'il faut lui donner le temps de ne pas avorter. »
Le chef du gouvernement Youssef Chahed s’est quant à lui attiré les foudres des internautes en appelant dans son allocution l’ISIE à « sanctionner les dépassements », une ingérence dans l’indépendance de l’instance. Mention spéciale à ce propos à la région côtière de Mahdia, dont 60% des bureaux de vote présentaient divers dépassements et irrégularités selon l’ONG Atide.
Même si en cinq années, Nidaa Tounes a perdu 850 mille électeurs et Ennahdha quasiment un million, face à la discipline du parti à credo qu’est Ennahdha, Nidaa a sans doute payé ses divisions et ses crises internes au fil des années, en devenant un parti éclaté en plusieurs partis satellites destouriens dont les conflits ont fini par lasser les Tunisiens. Mais maintenant que les mêmes Tunisiens ont voté à l’échelle locale, il sera plus facile à l’avenir de déterminer les responsabilités de chacun.
Et paradoxalement, cet échec de Nidaa aura probablement l’effet d’un avertissement bénéfique à terme : l’histoire montre en effet que rien n’est plus fédérateur pour les modernistes que les cris d’alarme de ce type. Si en 2019 les abstentionnistes se sentent menacés dans leur mode de vie, ils se déplaceront d’autant plus nombreux aux prochaines échéances électorales, dont la présidentielle, celle qui compte toujours le plus à leurs yeux.
Seif Soudani