Démissions municipales en série : un pays ingouvernable ?

 Démissions municipales en série : un pays ingouvernable ?


Le Bardo, la Soukra, Sidi Bouzid, El Hamma, Fériana, Kesra… Autant de mairies dont les conseils municipaux ont implosé moins d’une année après les élections du 6 mai 2018. Entre les tiraillements politiques, les soupçons de corruption et autres guerres intestines, un douloureux apprentissage de la démocratie représentative se dessine, révélant au passage une Tunisie localement ingouvernable. 


Il y a eu d’abord l’affaire sans doute la plus médiatisée, en raison de la densité démographique du Bardo, région à l’ouest de la capitale Tunis : le 26 mars dernier, pour protester contre des méthodes jugées « autoritaires » de la mairesse du Bardo », Zeineb Ben Hassine (Ennahdha, ex RCD), pas moins de 18 membres du conseil municipal de la ville ont présenté leur démission.


En pointe de cette fronde, de jeunes élus municipaux du Tayyar Démocratique, le parti des Abbou, couple connu pour ses positions radicalement pro révolution de 2011, mais progressivement en opposition frontale avec le parti à référentiel islamiste depuis les années troïka, avec lequel il accumule les contentieux.  


 


Le Bardo, municipalité emblématique de la crise du pouvoir local


Les démissionnaires avaient alors expliqué qu’il ne leur était plus possible de travailler avec Mme la maire, qu’ils accusaient notamment de « mauvaise gestion, de soupçons de corruption et de porter atteinte à l’intérêt général de la commune ». En cause plus précisément, des divergences avec la majorité du conseil municipal ainsi que des activistes de la société civile à propos de gigantesques projets relatifs à l’aménagement du complexe sportif Hedi Naifer ainsi qu’à la construction des rails du « RFR », censé moderniser les transports publics, mais traversant le centre du Bardo, et auquel plusieurs riverains s’opposent.


Devenu caduc, paralysé par des démissions en cascade et une maire lâchée par son propre parti (Ennahdha) suite à une polémique supplémentaire accusant la maire de déclarations régionalistes, le conseil municipal du Bardo fut contraint à la dissolution, 1 mois plus tard, fin avril.


Avant cela, ce sont 20 conseillers municipaux de la Soukra, autre grande et riche ville limitrophe de la capitale, qui avaient remis dès le 29 avril 2019 leur démission collective au gouverneur de l’Ariana. Leur départ fut, là aussi, motivé par « les pratiques de la maire de la ville, Fayrouz Ben Jemaa (Ennahdha) », à qui ils reprochent, notamment, des décisions unilatérales, sorte de scénario analogue annonciateur de la vague qui allait suivre.


Là aussi, le conseil n’aura tenu que 11 mois, et là aussi étaient en cause « un bilan dérisoire, et les promesses non tenues faites aux électeurs », selon les termes des démissionnaires, après les limogeages par la maire dès février dernier des chefs d’arrondissement de Borj Louzir et d’El-Montazah.


 


L’intérieur du pays n’est pas en reste


Le 13 mai courant, 12 membres du conseil municipal de Thibar à Béja ont présenté leur démission au gouverneur de la région.


Le 17 mai courant, 10 membres du conseil municipal de Kesra, sur un total de 18 membres, ont présenté leur démission collective au gouverneur de Siliana. Dans leur lettre de démission, les membres du conseil municipal expliquent leur décision par « l’absence de mécanismes démocratiques et participatifs, la prise de décision unilatérale du président du conseil et le manque de transparence dans la gestion financière du budget municipal ». Un air de déjà vu ?


Ce n’est pas tout. Hier lundi 27 mai, le conseiller municipal à la municipalité de Feriana, dans le gouvernorat de Kasserine cette fois, Abderrahmen Kachbouri, a annoncé que 13 conseillers municipaux ont présenté une démission collective au gouverneur de la région.


En cause, « une série d'abus commise par le chef de la municipalité. Les membres démissionnaires ont pointé du doigt la mauvaise gestion du chef de la municipalité, l'accusant de vouloir s'accaparer des décisions, et de ne pas consulter le conseil municipal ».


Aujourd’hui mardi 28 mai, Ekhlas Akoubi, conseiller municipal et président de la commission des finances auprès de la municipalité Habib Thameur Bouatouche, relevant de la délégation de Hamma à Gabès, a annoncé qu’il présentait lui aussi sa démission, « suite à de nombreux dépassements commis par le maire de la région ».


Plus préoccupant, dans une bien plus grande municipalité cette fois, le conseiller et président de la commission des affaires administratives à la municipalité de Sousse, Safouane Farroukh avait annoncé, vendredi 24 mai 2019, la démission du maire de Sousse, Taoufik Laâribi lors d'une réunion tenue sur demande des conseillers municipaux appartenant notamment à Ennahdha, Nidaa Tounes, Attayar et au Parti destourien libre (PDL).


Là aussi fut invoqué un désaccord entre les conseillers, à propos de la répartition des commissions. Certains conseillers ont appelé à revoir cette répartition et à la soumettre au conseil municipal alors que d'autres ont exigé que cela passe par le Tribunal administratif.

Laâribi a ainsi présenté au conseil municipal une pétition d'Ennahdha en contradiction avec le règlement intérieur de la municipalité qui interdit la révision de la répartition des commissions municipales.


 


Les leçons d’une bérézina


Dimanche dernier 26 mai, la municipalité de Souk Jedid (gouvernorat de Sidi Bouzid, berceau de la révolution), est l’une des rares municipalités à avoir pu organiser des élections municipales partielles, suite à une démission collective de 11 de ses membres en février. Les résultats préliminaires y donnaient Ennahdha en tête, sans grande surprise.


Des conseillers municipaux préférant renoncer à leurs privilèges, voire quitter l’action politique, en quelques mois d’exercice du pouvoir local… Quels enseignements la classe politique tunisienne peut-elle tirer de cette ingouvernabilité du pays, à moins de 5 mois des prochaines échéances législatives et présidentielle ?


Demandeurs de démocratie participative à l’échelle de leurs communes respectives, les Tunisiens attendaient beaucoup des premières investitures municipales, après 7 années d’intérim type « délégations spéciales » en l’absence de scrutin municipal post révolution.


Mais si aucune leçon n’est tirée de cette débâcle, le risque est celui de voir émerger des figures populistes opportunistes se porter candidats porteurs de toujours plus de faux espoirs. D’où le débat qui s’ouvre aujourd’hui dans les arcanes de l’Assemblée, autour d’un éventuel projet de loi interdisant des patrons de médias et des dirigeants d'associations de se présenter aux élections.