Démis de ses fonctions, le gouverneur de la BCT est-il un bouc émissaire idéal ?

 Démis de ses fonctions, le gouverneur de la BCT est-il un bouc émissaire idéal ?

Chedly Ayari et Christine Lagarde. Photo FMI


Premier dommage collatéral, conséquence de l’ajout mercredi par le Parlement européen de la Tunisie à la liste des « pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme », le limogeage de Chedly Ayari, gouverneur de la Banque Centrale, demandé par le chef du gouvernement Youssef Chahed, peut-il suffire à calmer les esprits ?


Nous évoquions hier 7 février les lourdes répercussions de ce nouveau listing de la Tunisie parmi les pays blanchisseurs d’argent au même titre qu’un certain nombre de destinations exotiques, qui fait revenir le pays à la case de départ du listing similaire des paradis fiscaux. La sanction n’a pas tardé : la décision de l’exécutif est tombée dans les heures qui suivent…


Au fil des révocations express qui se suivent et se ressemblent, les observateurs de la scène politique tunisienne commencent à cerner les contours du style Chahed : des limogeages souvent manu militari, en réaction à des crises que le volontariste quadra tente ainsi de tuer dans l’œuf.


Cependant ce sera cette fois légèrement plus compliqué : en l’occurrence, en vertu de ses prérogatives conformément à l’article 78 de la Constitution, le chef du gouvernement ne fait qu'entamer les procédures pour limoger Chedly Ayari de ses fonctions de gouverneur de la Banque centrale de Tunisie : il s’agit d’une proposition de démettre Ayari de ses fonctions soumise au président de la République.


Mais la vitesse à laquelle Youssef Chahed a agi, et le fait qu’il ait d’ores et déjà suggéré le nom de l’économiste Marouen Abassi comme remplaçant pour succéder à Chahed, laissent à penser que la volonté politique en haut lieu est homogène pour écarter Ayari, et ce au niveau des trois présidences, Kasbah, Carthage et Bardo.


 


Un gouverneur de la BCT devenu encombrant  


Désigné gouverneur de la Banque centrale de Tunisie, en remplacement de Mustapha Kamel Nabli, lui-même limogé quelques semaines plus tôt, la candidature d’Ayari, déjà controversée, est à l’époque confirmée de justesse par l'Assemblée constituante le 24 juillet 2012, par 97 voix contre 89 et quatre abstentions.


Une candidature très critiquée en raison de son âge (84 ans aujourd’hui) ainsi que de ses relations avec les régimes déchus de Bourguiba où il occupa quatre ministères, et de Zine el-Abidine Ben Ali où il fut diplomate puis désigné par décret comme membre de la Chambre des conseillers.


Activement soutenue alors par Ennahdha, cette candidature marquait l’un des premiers virages normalisateurs du parti à référentiel islamique avec des hommes de l’ancien régime, et causa l’une des premières crises majeures entre le parti de Ghannouchi et ses alliés plus radicalement révolutionnaires du CPR. A l’Assemblée, on se souvient notamment de la mise en garde de Samia Abbou adressée à ses confrères députés d’Ennahdha, en vain. Chedly Ayari allait devenir inamovible à un poste traditionnellement stable, pour les six années qui suivent.


En 2014, Ayari est lauréat du prix Tatweej de l’excellence et de la qualité dans la zone arabe. En 2017, il obtient la note B sur une échelle allant de A à F, dans le Central Banker Report Cards, un classement annuel établi par le magazine américain Global Finance.


Mais cela ne suffit pas à trouver grâce auprès d’une partie des élites de l’establishment tunisois de la finance : à chaque crise économique ou déclassement de la notation de la Tunisie par les agences internationales, sa tête est régulièrement demandée par des commentateurs tels que Moez Joudi, économiste proche des milieux Nidaaistes.


Des milieux de la droite anti islamiste qui accusent Ayari d’être « l’homme des islamistes », et le soupçonnent dans les réseaux sociaux, sans réel fondement et non sans un certain conspirationnisme, de fermer les yeux sur les flux financiers étrangers destinés à financer des ONG islamiques.   


Alliant pragmatisme et sans doute une part de démagogie, Chahed, en orbite pour la présidentielle de 2019, a donc fini par céder aux pressions de ces élites, en profitant de la décision surprise de l’Union Européenne pour écarter Ayari de son prestigieux poste. Une décision qui aura probablement un coût politique pour le jeune locataire de la Kasbah, qui s’émancipe ainsi un peu plus du joug des partis.     


 


Seif Soudani


 


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