Tunisie. Déchaînement des passions et mythe de l’homme fort

 Tunisie. Déchaînement des passions et mythe de l’homme fort

« Quand les drapeaux sont déployés, toute l’intelligence est dans la trompette », écrivait au début du XXe siècle l’autrichien Stefan Zweig. Si l’écrivain s’exprimait en temps de guerre, la sagesse de cette assertion est tout aussi valide s’agissant de contextes plus larges comme celui, historique, que vit la Tunisie depuis le 25 juillet, dominé par les passions.

Chacun y est en effet sommé de prendre position : entre les laudateurs d’un nouveau César et les « traîtres » accusés de complaisance à l’égard de l’islam politique, il reste peu de place à la rationalité et aux principes universels.

L’Histoire (récente) est un perpétuel recommencement. Quelle différence y a-t-il entre les klaxons de joie du 13 janvier 2011 au soir suite aux annonces de détente du dictateur déchu Ben Ali, les scènes de liesse populaire au lendemain de son départ, 24 heures plus tard, marquant la révolution, et l’euphorie qui prévalait cette fois après une décennie, le 25 juillet 2021 ?

Si cette dernière explosion de joie peut paraître plus intense encore que les deux premières, c’est parce qu’elle englobe des délivrances multiples : ceux qui se réjouissent de ce qu’ils perçoivent comme la fermeture de la parenthèse de la révolution dans son ensemble n’y ayant jamais cru (ceux-là avaient déjà klaxonné le 13 janvier), mais aussi les désillusionnés : ceux qui sont déçus de ce que la classe politique post 14 janvier, les islamistes en tête, ont fait d’une révolution qu’ils ont confisquée.

A cet égard, n’importe quelle sortie de crise aurait été applaudie, et le président Kais Saïed le sait, lui qui vient d’en profiter pour peut-être définitivement jeter le bébé du blocage politique avec l’eau du bain : la démocratie en devenir.

Ce ras-le-bol des Tunisiens, que le président a capté non sans une part d’intéressement personnel, explique aussi le peu de soin qu’il a apporté à son interprétation à l’emporte-pièce de l’article 80 fourre-tout. Une entourloupe constitutionnelle dont se soucie peu le tunisien lambda aujourd’hui en transe, enivré par le panache du coup de force, et peu importe la gueule de bois, les lendemains qui déchantent ou l’état d’exception qui dure.

Car soyons clairs, le Parlement et le régime parlementaire mixte dans son ensemble sont aujourd’hui terminés, enterrés six pieds sous terre. Il faudrait être bien naïf pour concevoir, demain, une Assemblée siégeant la peur au ventre d’un retour des tanks de l’armée, à la première vexation du chef de l’Etat, ou siégeant avec un tiers de ses députés en prison ou poursuivis en justice. Un point de non-retour a bien été atteint, et les présumés 30 jours de suspension sont dignes d’un conte pour enfants.

 

Le 25 juillet 2021 fruit d’une genèse complexe et d’une conjonction d’intérêts

S’ils avaient fait fin 2019 un choix par défaut au second tour qui l’avait opposé au businessman perçu comme véreux Nabil Karoui, la plupart des électeurs du président Kais Saïed n’avaient pas pris au sérieux l’exotisme de son programme quasi inexistant, consistant expressément en un rejet de la démocratie représentative au profit d’un folklorique modèle de comités populaires pour rebâtir le pouvoir par le bas, selon une vieille idée populiste.

Aujourd’hui Saïed se saisit donc certes d’un concours de circonstances pour faire table rase du système politique en place, conformément à sa promesse initiale, mais il est aidé en cela par une frange très particulière qui fait toute la complexité de la situation tunisienne actuelle.

Cette frange, ce sont tous ceux pour qui Kais Saïed n’était pas leur premier choix, mais qui voient en lui l’occasion d’une guerre de type proxy, conduite par procuration. Ils l’avaient ainsi dans un premier temps méprisé à cause de ses positions en faveur des combattants tunisiens fichés S17, ses prières ostentatoires face caméra dans les mosquées, sa position ultra conservatrice s’agissant du soutien à l’inégalité dans l’héritage entre les hommes et les femmes qu’il justifie par la « supériorité du texte coranique », ou encore ses chaleureuses poignées de main avec Rached Ghannouchi avec lequel il n’a jamais entretenu un conflit idéologique ou sociétal.

Mais cette frange, qui rassemble tant des modernistes démocrates que des éradicateurs fascistes, a vu en amont en Kais Saïed une extraordinaire opportunité d’un coup de force anti islamiste, dès lors que l’homme s’était aliéné les islamistes avec qui il est entré début 2020 dans une lutte de pouvoir personnelle et institutionnelle.

Ce groupement d’intérêts s’est constitué progressivement en profitant du vide que Saïed a créé dans son entourage, incapable de collaborer avec des équipes qu’il avait lui-même nommées : son chef de cabinet et compagnon de route Raouf Bettaieb, sa chargée de communication Rachida Ennaifer, tout comme son conseiller à la sûreté le général Salah Hamdi, et bien d’autres encore : tous ont rapidement été poussés à la démission. Un appel d’air qui a profité dans un premier temps à la seule rescapée et promue nouvelle régente du Palais, Nadia Akacha, mais aussi à d’autres figures influentes inattendues dont l’existence a été révélée entre autres par des fuites d’enregistrements audio.

 

L’impossible conclave

Hier 27 juillet, c’est le général magistrat Taoufik Layouni, procureur général de la justice militaire, qui a à son tour fait les frais de la fièvre des limogeages de la présidence de la République. Il se murmure que cette éviction est le résultat de l’inefficacité de la justice militaire qui n’a pas pu arrêter le député Rached Khiari, opposant poursuivi pour diffamation. D’autres croient savoir que Layouni n’aurait pas obtempéré plus généralement pour engager l’armée dans le chantier des poursuites qui s’annoncent nombreuses dans les jours qui suivent.

Mais la persistance de l’incompatibilité d’humeur chronique du Palais avec ses collaborateurs directs pourrait expliquer la difficulté que semble rencontrer le président Saïed dans son choix d’un « premier ministre » aux ordres de Carthage. On peut comprendre aussi l’hésitation de profils potentiellement compétents mais qui rechignent à être nommés dans des conditions floues, sans la garantie d’obtention un jour de la confiance par un Parlement gelé ou non existant.

Quoi qu’il en soit, Carthage ne semble pas pressé de trouver un chef de gouvernement, convaincu que l’avenir est au retour au présidentialisme. Pour la juriste Sana Ben Achour, « Kais Saïed a une vision messianique de lui-même. En agissant de la sorte, le président Saïed met fin à l’espoir démocratique en Tunisie, mais aussi dans le monde arabe, puisque nous étions le seul et unique bastion démocratique restant des printemps arabes ».

En appelant de leurs vœux le salut par la force, celle d’un vertueux homme à poigne, les bastions de Kais Saïed, notamment dans les quartiers les plus démunis, confortent l’idée essentialiste selon laquelle la démocratie ne saurait fonctionner chez les « peuples du sud ».

 

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