Crise politique : Youssef Chahed lance un pavé dans la marre
Politiquement au pied du mur, le jeune chef du gouvernement tunisien est sorti mardi soir de son silence, non sans une audace et un panache inhabituels venant d’un pseudo technocrate. En lançant une contre-offensive verbale d’une violence inédite dans les sphères timorées de la politique tunisienne, de surcroît contre le fils du président de la République Hafedh Caïd Essebsi, Youssef Chahed signe son entrée de plain-pied dans la politique, et se met assurément en orbite pour 2019.
« Jusqu’ici, j’ai préféré observer le silence […] mais avec la suspension du Document de Carthage, je me devais de réagir » poursuit-il. Après un bref état des lieux à propos du blocage politique en cours, et quelques rappels concernant les efforts de son gouvernement auprès des bailleurs de fonds de la Tunisie, un travail selon lui « parasité » par les calculs politiciens de ceux qui aspirent à remanier son gouvernement, Youssef Chahed en vient à l’essentiel de son speech.
Règlements de compte à OK Corral ?
« Mon parti, Nidaa Tounes, auquel j’avais adhéré en 2013, est aujourd’hui méconnaissable. Hafedh Caïd Essebsi et ceux qui l’entourent l’ont détruit. Ils ont fait fuir toutes les compétences, et sont allés d’échec en échec, du bloc parlementaire qui a perdu son statut de première force parlementaire, aux élections de la circonscription Allemagne, et plus récemment aux élections municipales où le parti a perdu près d’1 million de voix ». Avant d’asséner : « Il est temps de corriger la trajectoire de Nidaa afin de regagner la confiance de ses sympathisants » …
En quelques phrases, Chahed ne fait pas que dire tout haut ce que tous pensaient tout bas, tel que l’affirment aujourd’hui nombre de députés dissidents Nidaa Tounes et Machroû Tounes. L’homme s’affranchit surtout de la tutelle de son parti, sorte d’acte fondateur d’une carrière politique.
Pourquoi maintenant ? Pour le comprendre, il ne faut pas perdre de vue deux éléments majeurs. Contrairement à ce que titrent de manière sulfureuse nombre de médias de la presse ce matin, Youssef Chahed ne déclare pas tant la guerre à Hafedh Caïd Essebsi qu’il ne lance une contre-offensive calculée.
Deuxième facteur ayant facilité cette sortie courageuse mais pas téméraire, Chahed a moins un ADN Nidaa Tounes qu’un ADN Joumhouri, le parti dont il a fait venir un certain nombre d’anciens camarades promus proches conseillers à la Kasbah, dont Iyed Dahmani, porte-parole de son gouvernement, une nomination à laquelle s’était opposé Hafedh Caïd Essebsi dès le début du mandat Chahed, en vain.
Cela fait environ déjà une année, jour pour jour, que la tension monte entre les deux hommes. Si pour Youssef Chahed toutes les pressions en faveur de son départ sont dues à sa guerre contre la corruption, celle-ci ne saurait pas expliquer à elle seule toute l’hostilité que lui voue une partie du leadership Nidaa Tounes. En déclenchant fin mai 2017 une guerre contre certains barrons de la corruption, dont le principal, Chafiq Jarraya, était connu pour être proche du clan le plus populiste de Nidaa, Chahed avait certes agi en quasi cavalier seul.
Etant discrètement déjà rompu, à 41 ans, aux ressorts de la compétition, clé de voûte de la réussite en politique, il avait enclenché alors l’élimination fratricide de ses adversaires dans son propre camp, commençant par le nerf de la guerre : l’argent, en l’occurrence celui de la contrebande. En faisant cela, il avait poussé Hafedh Caïd Essebsi à la faute.
De nature capricieuse, le fils prodigue stéréotype du président de la République avait déjà été à l’origine du départ d’un premier chef du gouvernement, Habib Essid, puis d’un remaniement de l’équipe Chahed, avant la défection de grands lieutenants du Palais de Carthage dont Ridha Belhaj et Mohsen Marzouk, aucun d’eux n’ayant pu travailler de concert avec l’envahissant Hafedh.
Chahed sait que l’opportunité se présente d’un moment où les caprices à répétition du fils Essebsi ont usé jusque l’image de son père. Il prend néanmoins soin de ménager le président de la République, en lui réitérant sa loyauté.
Un risque calculé, « pas folle la guêpe »
Fin 2010, lorsque la dictature était encore en place mais vacillante en Tunisie, certains médias s'étaient demandé comment faire pour s'attaquer à l'instrument de la censure alors appelé "Ammar 404", pour désigner métaphoriquement les ciseaux de la censure, via une prise de risque calculée. Au moment où la censure avait frappé un coup de trop en censurant un clip de rap très populaire, l'un de ces médias avait choisi de titrer « Mais qui est donc ce Ammar 404, cette entité qui ose contrevenir aux instructions du président Ben Ali contre la censure ? ». Imparable approche. Reconnaissons à ce média un certain sens de la ruse à l’époque.
Cette ruse assez tunisienne de la gifle contrôlée, semi frontale, c'est précisément le mode opératoire adopté par Youssef Chahed hier soir, dans la plus pure tradition locale mi-orthodoxe mi-rebelle : attaquer le fils, sans toucher au grand chef, soit une pichenette d'une main, assortie d'une flatterie de l'autre. Reste à savoir comment le chef va réagir à court et moyen terme.
Politicien jusqu’au bout, Chahed a par ailleurs gardé une main tendue vers l’UGTT dans son speech, se disant « ouvert au dialogue avec les tous partenaires sociaux de bonne volonté », une façon de dire aux chefs de la centrale syndicale, dont il sait qu’ils ont d’ores et déjà choisi le camp de Hafedh, qu’il n’est pas trop tard pour changer d’avis.
Sachant enfin que les Tunisiens sont depuis 2011 en quête d’une figure du leader volontariste, Chahed a donc tenté hier soir d’apparaître comme un homme d’Etat au-dessus de la mêlée, quitte à prendre quelques entorses avec les codes. A-t-il le charisme et les moyens de sa politique ? Rien n’est moins sûr, d’autant que la plupart des très conservateurs dirigeants d’Ennahdha, effarouchés par ce modus operandi, étant naturellement peu enclins aux coups de force, expriment aujourd’hui en chœur leur désapprobation. Si Nidaa Tounes retire ses ministres du gouvernement, Chahed devra reconstituer son équipe et se présenter pour un nouveau vote de confiance devant le Parlement. Une tactique du quitte ou double.
Seif Soudani
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