Corruption. Vague d’arrestations : une guerre contre les « nouveaux riches » ?
Passée la vague de stupeur qui a suivi le déclenchement de la série d’arrestations d’individus liés au milieu des affaires, on commence à mieux saisir les contours de cette autoritaire et opaque opération « coup de poing ». Les identités des suspects, égrenées les unes après les autres tout au long de la deuxième nuit consécutive du coup de filet, renseignent sur la philosophie de l’initiative, que Youssef Chahed, sorti de son silence mardi soir, qualifie de « guerre contre la corruption ». Une guerre sans arrière-pensées familiales et régionalistes ? Rien n’est moins sûr. L’impression s'installe d’une opération pilotée par la centrale patronale UTICA. Explications.
Il est 18h mardi lorsque les services de communication de la Kasbah apprennent à quelques médias que le chef du gouvernement va enfin s’exprimer. Le décor est planté : derrière les barrières de sécurité, une poignée de micros recueillent une déclaration laconique de Youssef Chahed sortant du Palais du gouvernement : « Dans la guerre contre la corruption, il n’y a point d’alternative : c’est soit l’Etat, soit la corruption, soit la corruption soit la Tunisie ! Et moi, comme tous les Tunisiens, j’ai choisi l’Etat, j’ai choisi la Tunisie… ». Manifestement tout droit sortie des agences de communication, la formule simple et percutante, presque commerciale, est destinée à marquer les esprits.
Si la recette cela marche auprès de beaucoup de Tunisiens déjà admiratifs de la « figure du sauveur », dont les médias ouvertement pro pouvoir aujourd’hui dithyrambiques, d’autres sont plus réservés.
Guerre sélective : lutte des classes au sein même des classes aisées
Dans l’entretien accordé au Courrier de l’Atlas la veille de la vague d’arrestations, l’analyste de l’International Crisis Group Michael Ayari livre sa lecture du paysage à la fois simple et complexe du contexte socio-économique et financier qui prévaut en Tunisie, 6 ans après la révolution de la Dignité.
En somme, l’establishment, cet ordre ancien, urbain, constitué de fortunes bien établies depuis des décennies, voit d’un mauvais œil l’émergence d’une nouvelle classe de nantis, un ordre nouveau, rural et sociétalement en général conservateur, qui a dû se résoudre dans les années post-révolution aux activités liées à l’économie informelle, ayant rarement accès aux « relations » et aux gros crédits nécessaires à l’investissement notamment en région.
En invoquant implicitement l’effet de surprise nécessaire pour mener une opération de type « mains propres », le pouvoir exécutif n’a pas pris le temps au préalable de présenter aux Tunisiens sa définition de ce qu’il entend précisément par « corruption ». Car visiblement, 72 heures après le coup d’envoi des arrestations, l’opération vise exclusivement certains barons de la contrebande et de l’économie parallèle.
Pour mieux comprendre ce que la plupart des observateurs s’accordent à qualifier de « mystérieuses arrestations », il faut peut-être remonter à fin 2013, une période qui correspond aux derniers jours de l’éphémère pouvoir de la classe dirigeante issue de la révolution, déjà vacillante après les assassinats politiques. Le 2 novembre 2013, les forces de l’ordre qui encerclent la villa de Kamel Letaïef à Sidi Bou Saïd échouent à faire exécuter un mandat d’amener d’un juge d’instruction. Certains médias « anti troïka » commentent l’affaire en mettant systématiquement en doute la légitimité du magistrat qu’ils jugent « proche des Ligues de protection de la révolution ».
La séquence en cours aujourd’hui, entourée d’une part d’ombre, est en quelque sorte un remake en forme de revanche de la tentative avortée de déstabiliser l’ordre ancien que symbolise le puissant Kamel Letaief, celui-là même qui fut jadis écarté par Leila Trabelsi et dont on sait à la faveur de fuites d’enregistrements audio qu’il implorait l’ancien dictateur Ben Ali d’empêcher dans les années 90 la montée en puissance des réseaux d’influence de ce qu’il appelle « les Sfaxiens ».
En entamant la vague d’arrestations par Chafik Jarraya, la campagne d’arrestation annonce en réalité sa finalité : ce magnat des affaires natif de la capitale du sud tunisien est un autodidacte qui se vantait de son niveau d’études ne dépassant pas l’école primaire.
Perçu comme rustre et agressif sur les plateaux, l’homme agaçait. Proche des Trabelsi dans le commerce des bananes d’importation, puis des islamistes dans un premier temps après 2011, qui tentât un rapprochement avec Nidaa Tounes (il finance une partie de la campagne présidentielle de Béji Caïd Essebsi à Sfax au second tour, et se lie d’amitié avec le chef du bloc parlementaire Nidaa Sofiène Toubel), mais cela ne suffit pas à son acceptation dans les milieux upper class.
Comme Ennahdha, il est proche de Fajr Libya, les islamistes relativement modérés en Libye, là où par exemple un Mohsen Marzouk (impliqué dans l’affaire Panama papers) dont le parti salue via un communiqué l’opération anti-corruption du gouvernement Chahed, est quant à lui proche du général Haftar.
L’opération Chahed commence par ailleurs au lendemain de la séance d’audition publique de Imed Trabelsi devant l’Instance Vérité & Dignité, ce qui ajoute au peu de lisibilité et de logique de cette opération. Car est-ce à dire que l’actuel pouvoir exécutif y a appris des éléments nouveaux où coopérerait désormais avec l’IVD ? C’est en réalité l’inverse : lors d’une sortie médiatique le 24 mai, le secrétaire d’Etat aux Domaines fonciers Mabrouk Korchid a en effet déclaré qu’« il existe un problème avec l'Instance Vérité et Dignité qui réside dans le fait que la réconciliation ne peut se faire que sur des bases solides et non pas en se référant à des déclarations ». On comprend donc qu’il s’agit, au mieux, d’un esprit de rivalité dans l’apanage de la lutte contre la corruption.
La deuxième tête tombée au premier jour de l’opération Chahed est en outre Yassine Chennoufi, une cible plutôt facile si l’on considère que ce douanier affairiste appartenait déjà à l’ordre ancien, cet ordre issu des Trabelsi, eux-mêmes considérés comme « les péquenauds » arrivistes du monde des affaires par l’establishment tunisois et sahélien.
Les listes des autres noms arrêtés jusqu’ici se suivent et se ressemblent : perquisition au domicile d’Abdelhamid Ben Abdallah à Kélibia, propriétaire immobilier fondateur de la chaîne Tounesna après la révolution, le contrebandier Ali Ghedamsi à Sfax, les contrebandiers Jenayah spécialisés dans le cuivre, d’autres contrebandiers à Kasserine, etc.
De la poudre aux yeux ?
Il est intéressant à cet égard de lire attentivement le communiqué du parti Ennahdha, allié du pouvoir, un communiqué de soutien certes, mais qui pour la première fois depuis longtemps mentionne le terme « révolution » à trois reprises, et met en garde dans son 6ème point contre « un éventuel caractère sélectif des arrestations », et « le non-respect des droits de l’homme sous aucun prétexte ».
A en juger la qualification de « menace à la sûreté nationale » par les autorités militaires, et aux porte-paroles de la Garde nationale qui multiplient les plateaux TV pour mettre à témoin l’opinion publique sur l’existence supposée de preuves de financement des émeutes sociales à Tataouine sur le mode inquisitoire classique, il est quasi certain aujourd’hui que l’insurrection de Tataouine, qui ne fait plus aujourd’hui la Une des médias, figurera parmi les chefs d’inculpation des hommes d’affaires arrêtés. Tataouine, dont les champs pétrolifères sont la chasse gardée des multinationales et de certaines familles, depuis des décennies, non sans une certaine opacité.
Au moment où les Abdelkafi père et fils cumulent à eux seuls les ministères des Finances, du Développement, de l'Investissement et de la Coopération Internationale, et le statut de membre du conseil d'administration de la Banque centrale de Tunisie, difficile de croire que ce pouvoir puisse lutter avec crédibilité contre les monopoles et la corruption.
Quant à la loi d’amnistie dite de réconciliation économique, une initiative de la présidence de la République véritable détentrice du pouvoir exécutif depuis 2014, elle a été remise dans les tiroirs une petite semaine, histoire de reculer pour mieux sauter, fort d'une légitimité nouvelle.
Le gouvernement Youssef Chahed avait commencé son récent mandat par certaines priorités ayant trait à l’ordre et au « patriotisme » telles que l’installation d’un drapeau géant, le coût faramineux de la rénovation du parc du Belvédère dans la capitale, les mesures écologiques et routières issues de l’Occident (suppression des sacs en plastique, campagnes de propreté, imposition de la ceinture de sécurité, inauguration de la boulangerie Paul par des officiels, etc.). De la même façon, l’actuelle vague d’arrestation semble, elle aussi s’atteler, à rebours, aux effets avant les causes.
En tentant d’éradiquer les petits barons de l’économie informelle, elle laissera, si elle réduit sa conception de la corruption à ce maillon faible, un arrière-goût d’injustice supplémentaire et un sentiment légitime d’inachevé, sans compter un chômage nouveau issu de l’éradication de l’emploi au noir, sans avoir proposé ni perspectives ni alternative de développement en région.
A moins que tout ceci ne soit de la « poudre de Parlimpimpim », pour reprendre une expression rendue célèbre par Emmanuel Macron, dont on attend qu’il s’attaque un jour à son tour aux milieux bancaires spéculatifs… Il n’est pas interdit de rêver.
Seif Soudani