Carthage aux prises avec une laborieuse entame de mandat
Popularité en baisse dans les sondages, "inquiétante dérive démagogue", "sérieux risque d’isolement géopolitique"… L’ivresse de la victoire pourtant retentissante de Kais Saïed à la présidentielle d’octobre dernier n’aura-t-elle duré qu’un temps ? Analyse d’une entrée en la matière décidément fastidieuse.
« Irresponsable », « dangereux », « partisan », « clivant », « populiste »… les critiques fusent depuis le premier bain de foule du président Kais Saïed à Sidi Bouzid le 17 décembre et le discours pour le moins controversé qu’il y a prononcé.
Fait nouveau, ces réactions doivent être d’autant plus préoccupantes pour l’entourage présidentiel qu’elles viennent y compris désormais de soutiens et partisans d’hier : nombreux sont ceux en effet qui évoquent « une erreur » et une tonalité discursive obsolète, propre aux campagnes électorales, mais en aucun cas à la hauteur d’un président qui se veut rassembleur.
La rhétorique de l’ennemi intérieur
A trois reprises, le président Kais Saïed a ainsi fait usage d’un « ils », abscons, pour désigner ceux qui « complotent et manigancent dans les cabinets noirs » contre lui, et par extension « contre le peuple ». Or, près de 9 années post révolution, dans un contexte où l’expression même de « contre-révolution » a quasiment disparu des jargons médiatiques, nul ne parvient vraiment à saisir à qui peut bien renvoyer le « ils » en question ?
Non loin de nous, en France, depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, des dizaines de tentatives d’assassinat visant le président français ont été déjouées, généralement presque dans l’indifférence générale. La plupart, dont la dernière en date en novembre dernier, sont le fait de groupuscules d’ultra droite. L’Elysée ne communique pratiquement pas autour de ces péripéties, sans doute de sorte d’éviter de créer tout climat de nature anxiogène ni de faire de publicité à ces groupes, sans oublier l’impératif sécuritaire de taire les aspects logistiques des opérations de renseignement.
Car là réside toute la différence entre la communication d’une campagne électorale, d’une association militante de la société civile, et celle d’une institution de l’exécutif qui doit peser la moindre déclaration de ce type, au risque de produire un effet contre-productif du doute sur les capacités de l’Etat et des détenteurs du pouvoir à contrecarrer des périls existentiels, même si le contexte d’une démocratie naissante n’est certes pas celui des vieilles démocraties établies.
A Sidi Bouzid, la forme, celle d’un orateur galvanisé par une foule compacte en zone rurale, promettant « une réponse impitoyable », fait craindre par ailleurs à certains une potentielle dérive fascisante sous couvert de bonnes intentions et de vision manichéenne du Bien contre le Mal, une dimension clairement audible dans le discours présidentiel.
Le fascisme n’est-il pas en effet un système politique autoritaire « qui associe populisme, nationalisme et totalitarisme au nom d'un idéal collectif suprême ? Mouvement révolutionnaire, il s'oppose frontalement à la démocratie parlementaire et à l'État libéral garant des droits individuels », et justifie la violence d'État menée contre les opposants assimilés précisément à des ennemis intérieurs.
Risques d’ostracisme régional
En ce jour de prestation de serment de Abdelmajid Tebboune, nouveau président algérien, la chargée des relations avec la presse à Carthage, Rym Kacem, nous apprend que le président tunisien ne sera pas présent à la cérémonie d’investiture de son homologue algérien, même si Saïed fut initialement l’un des premiers présidents dans le monde à féliciter Tebboune, ce qui n’avait pas manqué de mécontenter des militants du hirak algérien.
Autre paradoxe, en recevant la semaine dernière Fayez Serraj, un homme dont le gouvernement en perte de vitesse ne contrôlerait plus que 10% du territoire libyen face à la récente avancée du maréchal Haftar, le président tunisien avait déclaré que « seul le peuple libyen devait décider de son propre sort ». C’est peut-être omettre que l’accord militaire entre Serraj et la Turquie d’Erdogan est assimilé par de nombreux observateurs à un nouveau protectorat qui n’est pas sans rappeler l’ancienne régence de Tripoli, province de l'Empire ottoman au XVIe siècle.
Plus que jamais, la Tunisie, dont les économies formelle et informelle dépendent grandement de ses voisins algérien et libyen, entre dans une phase d’incertitude marquée par un risque d’isolement, tout indiquant que l’étau se resserre sur le pays à l’aune d’une virtuelle alliance objective d’un axe régional anti printemps arabes Egypte – Libye – Algérie. Pendant ce temps, en dehors des saillies et sorties révolutionnaires de Kais Saïed, tout porte à croire que l’on se dirige vers un mandat plutôt taciturne, où la communication présidentielle, illisible, confine à l’omerta.