Tunisie. Bras de fer avec les Etats-Unis : jusqu’où Carthage peut-il aller ?

 Tunisie. Bras de fer avec les Etats-Unis : jusqu’où Carthage peut-il aller ?

Le ministre tunisien des Affaires étrangères Othman Jerandi et la chargée d’affaires américaine Natasha Franceschi, lors des célébrations de la fête de l’indépendance des USA le 4 juillet

Une nouvelle escalade verbale et procédurale a marqué la fin de la semaine écoulée s’agissant des relations diplomatiques entre Washington et le Palais de Carthage. Cette fois une partie de la société civile tunisienne a aussi réagi, en soutenant le pouvoir en place contre « une ingérence inacceptable ».

Nous revenions en fin de semaine sur les propos à la tonalité déjà solennelle de Joey Hood, nouvel ambassadeur des États-Unis en Tunisie pas encore en poste, prononcés au lendemain des résultats du référendum constitutionnel (adopté à près de 95% des votants) élargissant les pouvoirs du président Kais Saïed. Quelques heures plus tard, l’ambassade US se fendait d’un communiqué de la même teneur, qui disait avoir « pris note des préoccupations selon lesquelles la nouvelle Constitution affaiblit les contre-pouvoirs, ce qui pourrait compromettre la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ».

Le texte était alors tiré d’une conférence de presse du porte-parole du département d’Etat, Ned Price. Mais 24 heures plus tard, signe que la chose est prise particulièrement au sérieux par les USA, ce ne sont plus deux mais trois statements distincts qui se penchent sur la situation tunisienne : cette fois c’est le numéro 1 des Affaires étrangères en personne, le Secretary of State Anthony J. Blinken, qui a tenu à s’exprimer avec là aussi un ton inédit dans les rapports entre les deux pays :

« Nous soutenons ardemment les aspirations démocratiques du peuple tunisien. Un processus de réforme inclusif et transparent est crucial pour restaurer la confiance de millions de Tunisiens, ceux qui n’ont pas participé au référendum, tout comme ceux qui se sont opposés à la nouvelle Constitution », a-t-il écrit sur son compte Twitter, de façon plutôt consensuelle dans un premier temps.

Détaillant ce propos, le communiqué relayé par la page officielle de l’ambassade des Etats-Unis se veut en revanche moins ambigu :

« Le référendum constitutionnel tunisien du 25 juillet a été marqué par une faible participation électorale. Nous partageons les préoccupations exprimées par de nombreux Tunisiens selon lesquelles le processus d’élaboration de la nouvelle Constitution a limité la portée d’un véritable débat, mais aussi le fait que la nouvelle Constitution pourrait affaiblir la démocratie tunisienne et éroder le respect des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Or, un processus de réforme inclusif et transparent est crucial pour commencer à restaurer la confiance des millions de Tunisiens qui n’ont pas participé au référendum ou se sont opposés à la nouvelle Constitution. Nous appelons surtout à l’adoption rapide d’une loi électorale inclusive qui facilite la participation la plus large possible aux élections prévues en décembre, y compris parmi ceux qui se sont opposés ou ont boycotté le référendum constitutionnel. Nous saluons également le rôle dynamique joué par la société civile tunisienne dans la construction d’un avenir politique inclusif.

La Tunisie a connu une érosion alarmante des normes démocratiques au cours de l’année écoulée et a fait annuler de nombreux acquis durement obtenus par le peuple tunisien depuis 2011. Depuis le 25 juillet 2021, la consolidation du pouvoir exécutif et l’affaiblissement des institutions indépendantes ont soulevé de profondes interrogations sur le parcours démocratique de la Tunisie, tant en Tunisie qu’à l’international. En coordination avec nos alliés et partenaires, les États-Unis ont utilisé et continueront d’utiliser tous les outils à leur disposition pour aider le peuple tunisien à forger un gouvernement démocratique et responsable qui préserve l’espace de libre débat, protège les droits de l’Homme et les droits fondamentaux, les libertés de tous, favorise la prospérité à long terme, respecte l’indépendance judiciaire et la primauté du droit, et établit les freins et contrepoids essentiels à la santé de toutes les démocraties. Le partenariat américano-tunisien est le plus fort lorsqu’il existe un engagement partagé en faveur de la démocratie et des droits de l’Homme ».

 

En clair, via notamment les tournées effectuées par ses délégations dans le pays, Washington a eu vent de l’intention du nouveau pouvoir tunisien, déjà hostile aux partis politiques en général, de réformer le code électoral vers un scrutin majoritaire uninominal, qui favoriserait les individus plutôt que les listes partisanes dans les régions. Lorsque les USA parlent de « tous les outils à leur disposition », cela inclut évidemment l’outil financier, ce qui provoque un tollé chez certaines ONG tunisiennes pour qui Washington profite opportunément de la vulnérabilité actuelle de l’économie tunisienne pour « imposer ses vues ». Mais ce n’est pas l’avis d’une autre partie de la société civile pour qui c’est le pouvoir tunisien qui a ouvert la voie à ces ingérences, en affaiblissant de manière grossière les institutions démocratiques du pays.

 

Colère du Palais de Carthage

Tard dans la soirée de vendredi, la chargée d’affaires américaine Natasha Franceschi a été convoquée vendredi par la diplomatie tunisienne. Des internautes proches du pouvoir tunisien s’en félicitent, en rappelant qu’en jargon diplomatique, la convocation est l’étape qui précède d’un cran l’expulsion.

Franceschi, qui fait actuellement office de principale responsable de l’ambassade, a donc dû se rendre au siège du ministère des Affaires étrangères, selon un communiqué du ministère tunisien. Quelques heures auparavant, le ministre Jerandi avait rencontré le président Kais Saied, qui lui avait exprimé son « rejet de toute forme d’interférence dans les affaires internes du pays », soulignant que « la souveraineté de la Tunisie et son indépendance sont au-dessus de tout ».

 

Le ministre Othman Jerandi y dénonce « une ingérence inacceptable dans les affaires nationales intérieures », et exprime « la stupéfaction tunisienne après ces déclarations et le communiqué (d‘Anthony Blinken) qui ne reflètent en aucun cas la réalité de la situation en Tunisie ».

Préférant rire de cette dissonance de perception entre les deux gouvernements respectifs des deux pays, certains internautes affirment que le ministère tunisien a convoqué la responsable américaine afin de corriger ses informations quant au fait que le référendum ait été effectué dans le climat le plus transparent et démocratique qui soit.

Pour Walid Bel Hadj Amor, vice-président de l’Institut arabe des chefs d’entreprises (IACE), qui cite entre autres le poids étatsunien dans le FMI, le rôle des États-Unis qualifié par certains de gendarme du monde « ne repose pas sur du vent ».

 

Selon l’ancien diplomate américain William Lawrence, les Etats-Unis « qui ont tardé à intervenir plus fermement » seraient en passe de réviser l’ensemble de leurs contributions financières. Un avis que ne partage pas un autre ancien diplomate, Gordon Gray, pour qui les USA devraient aider à stabiliser la Tunisie en portant assistance financièrement aux forces vives du pays.

Dans des fuites audio leakés de Nadia Akacha, l’ancienne bras droit du président Saïed, ce dernier aurait eu l’intention dès 2021 de se passer d’une ambassade US dans le pays, si ce n’était l’intervention de Akacha pour le ramener à la raison, selon ses dires.

Samedi 30 juillet, quelques dizaines de manifestants, répondant à l’appel de l’UGTT mais aussi à celui d’autres organisations syndicales et associatives, ont protesté aux abords de l’ambassade américaine à Tunis. Cependant les fronts et manifs pourraient se multiplier, à mesure que d’autres chancelleries occidentales se joignent au camp américain. Fin juillet toujours, c’était en effet au tour du Canada d’entrer en lice, en brandissant à nouveau à demi-mot la menace de ne pas tenir l’imminent Sommet de la francophonie en Tunisie, prévu à Djerba en novembre prochain après un report d’une année déjà pour les mêmes raisons inavouées.