Tunisie. Activistes, hommes d’affaires, magistrats, médias : vague d’arrestations inédite
En Tunisie, le pouvoir en place procède ces dernières 72 heures à une vaste campagne d’arrestations. Parmi la dizaine d’interpellations, si certaines se font visiblement dans le cadre de la loi antiterroriste, d’autres en revanche restent à ce jour sans motif clair, selon les avocats de la défense empêchés d’assister aux gardes à vue. Explications.
Que sait-on à propos de la vague d’interpellations d’une ampleur jamais vue à la quelle procède le régime, outre le fait que ce dernier passe à la vitesse supérieure en matière de répression ? C’est dès samedi 11 février que les forces de l’ordre ont commencé par l’arrestation de l’homme d’affaires et lobbyiste Kamel Letaief, réputé très influent dans les milieux politiques avant et post révolution de 2011. S’en sont suivies les perquisitions des domiciles d’Abdelhamid Jelassi, ex-dirigeant d’Ennahda, et du militant politique Khayam Turki, ancien ministre des Finances, ainsi que des deux anciens magistrats Bechir Akremi et Taieb Rached dimanche, puis de Lazhar Akremi, ancien ministre délégué. Selon leurs avocats, la majorité des personnes arrêtées ce week-end sont soupçonnées de « complot contre la sûreté de l’Etat », « une accusation fleuve qui rappelle les sombres heures du bénalisme », ajoute la défense.
Entouré du mythe de l’homme de l’ombre, Letaief (68 ans) est perçu par de nombreux Tunisiens, paradoxalement par les islamistes aujourd’hui pires ennemis désignés du président Kais Saïed, comme l’un des grands symboles de la corruption depuis les années de Ben Ali avec lequel il partage la même origine locale, Hammam Sousse, longtemps fief régional du pouvoir. Lobbyiste avec de solides connexions diplomatiques, il a fait et défait des carrières dans la police et sur la scène politique. Selon certains observateurs, son arrestation intervient dans le cadre de la rivalité entre Ennahdha et Kais Saïed s’agissant du leadership de la sphère islamo-conservatrice, Ennahdha n’ayant jamais pu inquiéter le lobbyiste.
Indignation internationale
Mais c’est surtout l’arrestation hier soir lundi de Noureddine Boutar, le directeur général de la radio privée Mosaïque FM, la plus écoutée en Tunisie, qui choque l’opinion nationale et internationale. Celle-ci considère que le pouvoir vient ainsi de franchir une ligne rouge.
« Une brigade a perquisitionné le domicile du PDG de radio Mosaïque FM, avant de l’arrêter. Ni son avocate, ni sa famille n’ont été informées des raisons de cette arrestation », a annoncé la radio.
Pour l’activiste politique Adnane Belhajamor, « l’arrestation la plus grave politiquement et la plus inquiétante est celle de Noureddine Boutar, patron de Mosaïque FM. Elle n’augure rien de bon et vise à terroriser les journalistes pour qu’ils s’abstiennent de critiquer la politique officielle. Plus précisément, il semble que le plateau « Midi Show » irrite le pouvoir en place qui ne trouve pas jusque-là le moyen de museler ses chroniqueurs. Ne pas comprendre pour autant que les autres arrestations sont des blagues. Elles sont toutes aussi dangereuses ».
En novembre 2022, interrogé par cette radio en marge du Sommet de la francophonie, le chef de l’Etat avait sermonné l’un de ses journalistes, en esquivant sa question pour commenter la ligne éditoriale virulente de Mosaïque FM à son égard, expliquant que la preuve qu’il n’est pas un dictateur réside notamment dans sa clémence avec la liberté de ton de ce média. Or, c’est précisément sur la ligne éditoriale de la radio que son directeur aurait été interrogé aujourd’hui, selon son avocate Dalila Ben Mbarek qui fustige un dangereux précédent, « un tournant en la matière ».
Commentant cette vague d’arrestation, le politologue français Vincent Geisser affirme :
« Je tiens à exprimer toute ma solidarité avec Khayam Turki, personnalité publique connue pour sa connaissance des politiques publiques et son engagement sur les questions sociales et dans la lutte contre l’exclusion, qui vient d’être arrêtée par la police politique du régime. Aujourd’hui, Kaïs Saied a décidé de supprimer toute forme d’intelligence politique en Tunisie, développant un discours paranoïde sur les « ennemis de l’intérieur » et asséchant toutes les formes de contre-pouvoirs politique, syndical, culturel et intellectuel dans la société. L’homme providentiel qui avait promis le 25 juillet 2021 l’instauration d’une « véritable démocratie » fondée sur la souveraineté populaire et la justice est en train de conduire progressivement mais sûrement la société tunisienne vers le chaos. Je tiens à exprimer mon soutien à tous les Tunisiennes et les Tunisiens, à l’instar de Khayam Turki, qui se battent avec courage pour la défense de la démocratie et refusent que la Tunisie redevienne une « dictature arabe » comme les autres ».
Aujourd’hui mardi 13 février, le haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme, Volker Türk, a dénoncé « l’aggravation de la répression » en Tunisie en référence à la série d’interpellations. Lors d’un point-presse à Genève, son porte-parole, Jeremy Laurence, a indiqué que Türk exprimait « sa préoccupation face à l’aggravation de la répression contre ceux qui sont perçus comme des opposants politiques et de la société civile en Tunisie, par l’intermédiaire de mesures prises par les autorités qui continuent de saper l’indépendance du pouvoir judiciaire ».
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