Accouchements à hauts risques
En Tunisie, le problème de la couverture sociale et les déficiences du système de santé touchent en premier lieu les femmes. Dans certaines régions excentrées, le manque de maternités se révèle criant. Reportage
Au milieu des montagnes arides du sud tunisien, après Regueb, non loin de Sidi Bouzid, nous quittons la route goudronnée pour 60 kilomètres de piste improbable. Nous arrivons devant une maison à la façade de ciment gris. Aïda est postée devant son porche, à l’ombre d’un soleil de plomb, et tord ses doigts, par timidité. Ses enfants sortent à leur tour. Puis elle part s’installer dans la chambre pour donner le sein à sa benjamine. A 3 ans, l’enfant soulève seule le voile qui tombe sur les épaules de sa mère et baisse le col de la robe sous le sein. Tout en tétant, la gamine place son petit corps sur les jambes en tailleur d’Aïda qui se laisse faire. “Avec chacun de mes enfants, j’ai une histoire particulière. Pour mon aînée, quand j’ai commencé à avoir mes premières contractions, je pensais qu’il me restait encore un mois de grossesse. La nuit, j’ai perdu les eaux, je ne comprenais pas ce qui se passait, c’est ma mère qui m’a dit que j’allais accoucher.”
"J'ai eté si secouée que j'ai accouché dans la voiture"
C’est dans cette chambre qu’elle a mis au monde, douze ans plus tôt, sa première fille. On avait installé au plafond un crochet où était suspendue une corde pour lui permettre de s’y tenir et de pousser. Aïda poursuit son récit tout en jouant avec une mèche de cheveux de l’enfant qui s’endort. “Après la naissance, j’étais fatiguée, l’accoucheuse traditionnelle a posé ma fille à mes côtés. Une heure plus tard, ma sœur a constaté que la petite perdait du sang car l’accoucheuse avait mal noué son nombril. J’ai eu très peur.” Depuis, Aïda n’a plus voulu accoucher chez elle : “A l’époque, personne autour de nous n’avait de voiture qui pouvait te transporter à l’hôpital et encore moins de téléphone pour appeler les secours.”
Comme elle, 7 % des femmes accouchent encore à domicile par manque de moyens. Un facteur aggravé par l’absence de suivi médical prénatal dans le gouvernorat de Sidi Bouzid, où seulement une femme sur quatre se rend aux cinq consultations obligatoires en amont de la grossesse. Des consultations indispensables pour prévenir des grossesses à risque. Aïda m’avoue qu’elle n’est allée qu’à la première consultation. Le premier rendez-vous qui confirme le fait qu’elle est bien enceinte : “On est des paysans, moi je m’occupe des enfants, de la vache laitière, du champ d’orge… et mon mari travaille sur les chantiers, lorsqu'il y en a…” En Tunisie, 20 % de la population n’a aucune couverture sociale, un chiffre qui explose dans les gouvernorats de Gafsa et de Sidi Bouzid, à quelque 300 kilomètres de la capitale. Touchées davantage par le chômage, les femmes y sont les plus vulnérables.
Les voisines ont rejoint Aïda sous le porche de la véranda. Trois matelas à même le sol, une table basse, toutes s’activent : du café ou du thé, des gâteaux à se partager. Ensemble, elles se mettent à recompter les dépenses engagées à chaque accouchement. Autour de la table, une des plus âgées commence : “Le chauffeur qui t’amène d’ici jusqu’à Sidi Bouzid, c’est 30 dinars (10 euros), plus les frais hospitaliers 50 dinars (17 euros) et les trente dinars de bakchich pour que le médecin s’occupe bien de toi et que l’infirmière ne te tape pas dessus.” Là, toutes les femmes acquiescent : “Oui, ça c’est obligatoire. Et c’est à cause de cela que lorsqu’on n'a pas d’argent on finit par accoucher à la maison.” Toutes se souviennent d’une amie, d’une voisine ou d’une cousine qui a soit perdu son enfant, soit perdu la vie en accouchant à domicile. Silencieuse depuis le début des échanges, Amal conclut ce goûter le sourire aux lèvres : “Moi, la première fois, mon mari n’avait pas d’argent pour m’emmener, il est allé se cacher et n’est revenu que lorsque j’ai accouché. Pour le deuxième, j’ai tellement insisté qu’il a payé un chauffeur, mais la piste remplie de cailloux et de trous m’a tellement secouée que j’ai accouché dans la voiture, direct !” Eclats de rire général, la nuit commence à tomber et toutes se dispersent. Vite, il faut aller faire à manger.
"La situation n'est plus tenable"
Un manque de moyens qui touche également l’ensemble du système de santé tunisien. Avec 4 500 accouchements par an, l’hôpital de Gafsa se retrouve vite submergé. Pour Amel Daly, du service maternité et gynécologie, “la situation n’est plus tenable, entre la fatigue des équipes, le manque de personnel et d’espace. Parfois, nous sommes obligés de mettre deux, trois femmes par lit en salle de travail, ou encore d’installer les patientes sur des matelas dans le couloir, il arrive même qu’une infirmière soit seule au bloc pour deux, trois accouchements. On a perdu patience, nous ressentons une frustration et subissons un manque de formation. Moi je n’ai pas reçu de formation depuis dix ans”. Pas mieux à l’hôpital du gouvernorat de Sidi Bouzid : tables d’accouchement cassées, mais qui continuent d’être utilisées car personne n’a le budget pour les remplacer. Les femmes se retrouvent à dix par chambre, avec la visite constante des familles, que l’agent de sécurité essaye, tant bien que mal, de contenir à la réception du service maternité.
Une politique de médecine mobile
C’est la raison pour laquelle Leila Garbouj, coordinatrice de Médecins du monde en Tunisie, lance en urgence un signal d’alarme. “Nous avons donc décidé dans un premier temps de démarrer une campagne de sensibilisation destinée aux acteurs institutionnels de la santé, hospitaliers comme ceux de la société civile, afin de remettre au centre des discussions la santé des femmes et leurs droits. Nous avons été, en Tunisie, avant-gardistes dans de nombreux domaines concernant les femmes, avec notamment l’autorisation de l’avortement dès 1973. Aujourd’hui, nous stagnons. Il faut repenser le système de santé. Nous vivons un changement démographique et épidémiologique et il faut s’adapter.” Leila Garbouj prône une politique de médecine mobile qui permettrait de faire venir les soins à ces femmes et de prévenir ainsi le décès d’une centaine d'entre elles par an en raison de complications en lien avec leur grossesse ou leur accouchement. Un appel qui se doit d’être relayé