Tunisie. Abolition du 14 janvier : une atteinte à la mémoire collective
Le président de la République Kais Saïed a officiellement mis à exécution son projet de déplacer la célébration de l’anniversaire de la révolution tunisienne au 17 décembre, en lieu et place du 14 janvier. Une décision controversée, profondément clivante, reçue au sein de l’opinion nationale par des réactions oscillant entre indifférence et indignation.
En marge d’un conseil des ministres tenu le 2 décembre, le chef de l’Etat toujours autoinvesti de tous les pouvoirs annonce avoir entamé les démarches en vue de modifier le calendrier des fêtes nationales et des jours fériés. Lors des deux années écoulées, Saïed avait rechigné à prendre part aux célébrations habituelles du 14 janvier, observant un silence remarqué.
Une attitude qu’il avait implicitement expliquée à l’occasion de ses discours par une lecture qui lui est propre des évènements de la révolution, sorte de surenchère révolutionniste qui considère le 14 janvier comme « une confiscation » et un « avortement de la révolution » par un « ils », indéfini, qui renvoie sans doute aux élites, par opposition au bon peuple. Aujourd’hui décomplexé, il passe à l’acte.
« Le peuple s’est révolté le 17 décembre, c’est la date de la véritable fête de la révolution. Le 14 janvier est la date de la perpétuation du système occulte », décrète-t-il, imperturbable, en avançant une thèse non dénuée d’une part de conspirationnisme.
Ancrer des dates pour marquer les esprits
D’un point de vue strictement conjoncturel, il s’agit d’une mesure problématique parce que gratuite : hormis le président et peut-être quelques habitants de Sidi Bouzid lors des premières années post-révolution, nul n’a en effet soulevé ce débat de société en Tunisie, un débat monté en épingle à la manière des régimes autoritaires traditionnellement soucieux d’instaurer un narratif qui leur est spécifique, proportionnel à la haute opinion qu’ils se font de leur propre règne.
Il en va de même pour le coup de force du 25 juillet dernier, fête de la République en Tunisie, que le nouveau pouvoir souhaite voir associée désormais doublement à l’abolition de la démocratie représentative parlementaire et au bourguibisme relégué de facto au second plan.
Le site satirique Lerpesse préfère en rire. Il titrait ainsi ce weekend : « Kais Saïed décide de changer le nom de la Tunisie pour brouiller les créanciers étrangers », référence également à une récente allocution où Saïed pestait contre les agences financières de notation souveraine, en se demandant « de quoi se mêlent-ils ?! ».
Certains opposants en pointe de la contestation du processus en cours dénoncent le mépris pour le consensus national autour du 14 janvier, date qui jouit de l’unanimité des Tunisiens. « Le 14 janvier est une date étrangère à votre parcours, tout comme d’ailleurs le 17 décembre. Ce sont des dates apanages des militants et des martyrs tombés ce jour-là et ceux qui les ont précédés. Quelle légitimité avez-vous pour toucher à ce à quoi vous n’avez point participé ? », ironise Jaouhar Ben Mbarek.
Négationnisme historique
Dans le camp des défenseurs du président, certains font valoir qu’à partir du sit-in « d’al Kasbah 2 » en 2011, Kais Saïed alors assistant universitaire sans passé ni engagements politiques, se serait passionné pour la mouvance révolutionnaire venue des régions intérieures et convaincue que les élites académiques et bourgeoises étaient absorbées par des débats institutionnels et l’organisation de la transition démocratique.
Si elle n’est pas dénuée de vérité, cette lecture demeure négationniste en ce qu’elle nie à ces élites mais aussi aux classes moyennes leur rôle crucial dans les événements de la révolution du 17 décembre – 14 janvier. Elle renie également leur rôle de conceptualisation nécessaire aux lendemains de changements de régime pour réorganiser la vie politique, un effort qui requiert des minimas intellectuels et un certain niveau d’instruction.
Cette lecture qui consacre une lutte des classes ainsi qu’un régionalisme larvé omet que des Tunisiens de tous les milieux sociaux, y compris celui des affaires, spoliés par la kleptocratie bénaliste, étaient descendus par milliers dans la rue, Avenue Habib Bourguiba, précipitant la fuite de l’ancien dictateur.
Il y a 10 ans, feu Gilbert Naccache avait déjà eu cette conversation houleuse avec les siens, lors d’une grande réunion de la gauche radicale tunisienne : « Que cela vous plaise ou non, je ne parle pas à coup de slogans : la révolution actuelle est démocratique et bourgeoise », avait-il alors martelé (11ème minute) sous les huées d’une partie des sympathisants.
Partout dans le monde, spécialement lorsqu’il s’agit de victoires et de processus sanglants, les jours de fêtes nationales sont décrétés le jour de leur aboutissement et non de leur déclenchement, sauf à vouloir glorifier un culte de la mort et du suicide, observe l’éditorialiste Emna Louzir, qui critique la volonté de focalisation sur le geste de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, étincelle parmi d’autres de l’insurrection qui allait suivre.
Echange de bons procédés
D’autres encore s’interrogent à juste titre : « pourquoi ne pas aller plus loin et remonter aux évènements de la révolte du Bassin minier à Gafsa en 2008, véritable chute du tabou de la contestation anti Ben Ali à l’époque ? ».
Ce qui est enfin une atteinte au Préambule de la Constitution qui mentionne, au nom du peuple, la date du 14 janvier, est paradoxalement bien accueilli par un électorat qui n’avait pas voté pour Kais Saïed à la présidentielle de 2019. Dans un précédent article nous avions abordé la question du recoupement des agendas entre les perdants de l’ancien régime (réorganisés notamment dans certains syndicats de police) et le président Saïed. A la faveur de ce malentendu entre un leader révolutionniste et des forces réactionnaires contre-révolutionnaires, le changement de date arrange une large partie de l’Etat profond pour qui le départ de Ben Ali n’est pas un jour de fête.
Ainsi ceux qui dénigrent « la révolution de la brouette » sont aujourd’hui satisfaits d’en finir avec le legs même formel du 14 janvier. De ce grand écart résulte le peu de lisibilité qui fait la complexité du 25 juillet dernier et du 17 décembre prochain : des dates de la concordance d’intérêts, où l’on s’instrumentalise mutuellement le temps d’une trêve pour arriver à ses fins et exclure un ennemi commun de l’échiquier politique.
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