Abid Briki : le grand déballage !
C’est une première dans l’histoire récente de la vie politique tunisienne. Un ministre qui, quelques jours après son limogeage, convoque vendredi 3 mars une conférence de presse en mode « whistleblower », révélations à la clé sur le clientélisme et l’autoritarisme pratiqués selon lui par Carthage et la Kasbah. Un épisode qui ne fait qu’aggraver la crise gouvernementale.
« J’ai décidé de démissionner car ils m’ont retiré toutes mes fonctions », a ainsi déclaré l’ancien ministre de la Fonction publique et de la Gouvernance, Abid Briki, déplorant que les grands dossiers de réforme et à caractère structurel le lui aient été progressivement retirés, tous transférés aux services de la présidence du gouvernement.
Retrait et centralisation des prérogatives
S’exprimant en conférence de presse à Tunis, Briki a énuméré quelques sulfureux dossiers qui selon lui ont été à l’origine de son différend avec la présidence du gouvernement, en plus de la divergence de vues sur la méthode de travail. Une semaine auparavant, le chef du gouvernement Youssef Chahed démettait Abid Briki de ses fonctions dans le cadre d’un remaniement ministériel partiel.
Selon Briki, ses initiatives relatives à la réforme de l’administration et de la fonction publiques ainsi qu’aux Caisses sociales et au Fonds de subvention sont restées lettres mortes.
Il a ajouté être parvenu, après plusieurs tentatives, à un accord avec le gouvernement sur le départ volontaire à la retraite à l’exception des militaires et des forces de l’ordre étant donné la situation sécuritaire dans le pays, regrettant le transfert de ce dossier au conseiller du chef du gouvernement chargé des dossiers économiques.
Or, l’épineux dossier des retraites est l’un des dossiers que l’on pensait précisément être à l’origine de la nomination de l’ancien militant d’extrême gauche Briki, compagnon de route de Chokri Belaïd, au sein du gouvernement Chahed, histoire de mieux faire avaler à l’UGTT la pilule des « douloureuses réformes » du secteur public, le tout dans le cadre du désormais obsolète document de Carthage, auquel la centrale syndicale était associée.
Abid Briki s’est dit également étonné de voir le dossier de la réforme administrative confié aux services de la présidence du gouvernement. L’homme indique avoir préparé une vision globale sur la réforme des entreprises publiques avant d’être surpris par la décision de privatisation de trois banques publiques « sans être consulté ni informé ».
« Je ne peux changer de peau du jour au lendemain. Mon approche est essentiellement sociale, je refuse de revenir au temps où les réformes économiques de l’ancien régime créaient systématiquement des confrontations avec l’UGTT, parce que c’étaient des réformes qui méprisent l’aspect social. Pour moi il est hors de question de revenir à ce temps-là », a-t-il martelé, révélant un conflit d’ordre idéologique.
Preuves de corruption tous azimuts
Sur un autre plan, le ministre limogé a affirmé détenir « des dossiers de corruption » en rapport avec la douane, ainsi que les secteurs de la friperie et le corail de contrebande transitant par les ports tunisiens en provenance d’Algérie.
Il a en effet révélé le non-acquittement, impunément, par « des centaines d’importateurs » des droits et taxes de douane exigibles. « Le montant des droits et taxes non-acquittés est énorme. L’un des importateurs est lourdement endetté auprès de la douane. Ses dettes fiscales s’élèvent à 211 millions de dinars », a-t-il révélé sans donner son identité, ajoutant que Youssef Chahed aurait fermé les yeux sur ces dépassements.
En contrepartie, Briki a dit avoir proposé le blocage des codes en douane de ces importateurs jusqu’à la régularisation de leur situation, mais sa proposition a été « traitée avec indifférence », tout comme sa proposition d’un contrôle plus strict des importations notamment en provenance de Turquie.
Autre révélation choc, « une personnalité politique influente a récemment reçu la somme de 12 millions de dinars (environ 5 millions d’euro) en provenance d’un pays étranger, sans que les autorités n’ouvrent une enquête où ne requièrent la levée du secret bancaire, conformément à la loi éponyme nouvellement votée ».
Abid Briki a enfin révélé qu’il a reçu à plusieurs reprises des listes de « recrutements à titre exceptionnel » en région, à la demande de la présidence du gouvernement, un mode de recrutement pourtant interdit par un précédent décret. Des listes ayant reçu selon leurs auteurs l’aval et la promesse du président de la République.
Le désistement de Ghariani, un désaveu pour Chahed
La veille de cette conférence de presse, Khalil Ghariani, numéro 2 de l’UTICA, annonçait avoir décliné le poste de ministre de la bonne Gouvernance et de la Fonction publique, alors qu’il avait été nommé à ce poste par Youssef Chahed en remplacement d’Abid Briki. Un cinglant désaveu pour Chahed, contraint à la suppression pure et simple du ministère en question, au mépris des grandes orientations gouvernementales de réforme depuis la révolution exigeant un ministère dédié.
Cette fois la polémique causée par le limogeage de Briki avait attiré l'attention sur le profil de son successeur. Mais cet épisode devrait ouvrir le débat sur le bien-fondé de la nomination des hommes d'affaires à des postes de service public, même si cela est dans l'air du temps. Pourquoi cet ancien président de la fédération tunisienne de golf et une des riches figures du patronat tunisien serait-il en effet intéressé par un poste de la fonction publique de 8 à 10 heures de travail par jour payé une petite fraction de ses rémunérations dans le privé, si ce n'est pour être un "relai" vers ce même secteur privé ?
Le retour sur le devant de la scène de technocrates ayant fait leurs classes dans le milieu des affaires, à l’image des candidats Mehdi Jomâa et Emanuel Macron respectivement en Tunisie et en France, plutôt populaires auprès des larges pans de l’opinion, pose le problème de la dépolitisation des sociétés contemporaines, au risque de ne voir s’aligner aux prochaines élections que des produits préfabriqués par les grandes agences de communication.
Seif Soudani