Tunisie. A Paris, la communication hasardeuse du président Saïed
Au sommet sur le financement des économies africaines qui vient de s’achever à Paris, le président de la République Kais Saïed a appelé à « effacer ou du moins à réduire significativement les dettes des pays pauvres ». Quelques heures plus tard dans un entretien accordé à France 24, le même président s’est étonnamment évertué à saborder tout espoir pour un sursaut des investissement étrangers en Tunisie. Décryptage.
L’interview de 12 minutes fut conduit par le tunisien Taoukif Mjaied
Lors de son intervention du 18 mai 2021, Kaïs Saïed, présent aux côtés de nombreux autres chefs d’Etat et représentants d’institutions financières internationales, avait appelé à « soutenir les mécanismes d’action commune internationale afin de faire face aux crises », affirmant que « l’endettement représente l’un des plus grands défis aggravés par la pandémie de Covid-19 et constitue l’un des principaux obstacles à la relance économique des pays africains ». Il a à cet égard exprimé le soutien de la Tunisie aux appels à la levée des restrictions sur la fabrication des vaccins afin d’en faire bénéficier tous les peuples.
Au-delà du fait qu’il s’agisse là de la première fois depuis de nombreux mois que le président tunisien prononce et évoque explicitement le nom de la pandémie, c’est probablement là l’unique sortie irréprochable de ce séjour en France.
Car dès le lendemain, Emmanuel Macron s’était engagé à effacer la totalité des créances françaises vis-à-vis du Soudan afin de libérer ce pays du « fardeau de la dette ». Rien, côté tunisien, mis à part les chaleureuses accolades entre Saïed et Macron.
Sur la Palestine, une surenchère des slogans
Outre un bilan dérisoire, c’est surtout par sa communication atypique que la présidence a peut-être porté préjudice aux intérêts du pays. Sur France 24 en arabe, l’entretien de Saïed fut en effet un concentré de la rhétorique inchangée du président depuis sa campagne électorale, autour de thèmes si obsessionnels qu’ils tournent à la logorrhée puritaniste anti-corruption, de l’avis de nombreux observateurs.
Sur la Palestine d’abord, après s’être embarqué dans une distinction galvaudée entre sionisme et judaïsme, interrogé sur ce qu’il pense du projet de loi discuté au Parlement tunisien contre la normalisation avec Israël, le président verse dans une surenchère des idées et des décibels. « Je déteste l’expression criminalisation de la normalisation. Il n’y a pas lieu de parler de normalisation, ce terme n’est apparu qu’après les accords de Camp David. C’est pire encore que la défaite, il nous faut sortir de cette mentalité défaitiste. Il s’agit de haute trahison ! », a déclamé Saïed haussant la voix.
Cette position de l’ultra radicalité a-t-elle les moyens de sa politique ? Elle rompt en tout cas avec la posture traditionnelle de la Tunisie terre d’accueil de l’OLP dans les années 80, mélange sous Bourguiba notamment de fermeté et de pragmatisme. « Moi quand je m’adresse au peuple tunisien, je lui dis la vérité. Ce serait beaucoup plus facile de lui dire vous êtes les plus forts. Un minimum d’éthique m’oblige à dire la vérité sur le conflit du Proche-Orient », raisonnait ainsi Bourguiba, comme s’il présageait déjà du courant populiste qui allait lui succéder des décennies plus tard.
Si les partisans du président Saïd ont applaudi ses contacts directs avec le Hamas dès le 11 mai dernier, ils observent en revanche un silence parfois gêné s’agissant des rapports extrêmement cordiaux entretenus par le même Saïed avec le président égyptien Al-Sissi, une figure dont on ne peut pas dire qu’elle soit un allié du Hamas.
Des propos autodestructeurs
Quand vient le moment de parler du climat politique et celui des affaires en Tunisie, le président Kais Saïed semble avoir oublié le cadre spatio-temporel dans lequel il se trouvait au moment de cet entretien, un contexte où il n’est ni heureux ni opportun d’étaler la cuisine interne politique délétère du pays.
« Le climat politique n’est pas sain en Tunisie » rétorque-t-il au journaliste qui réclame « en tant que citoyen tunisien » un début de réponse à l’impasse institutionnelle dans laquelle se trouve le pays. Le président explique que les richesses ne manquent pas mais que la Tunisie est constamment spoliée de ses biens. « J’en veux pour preuve ces milliards volés dont on entend parler aux infos », déclare Saïed pourtant chef d’une partie de l’exécutif, et non pas spectateur impuissant.
Le pays serait donc autrement prospère, et le climat n’y est pas sain. Voilà de quoi dissuader le plus téméraire des investisseurs étrangers, mais aussi tout effort de sauvetage pourtant objet du sommet sur le financement des économies africaines.
Le président Saïed esquisse avant de conclure l’entretien sa vision alternative du système politique auquel il aspire : « L’assainissement se fera lorsque, comme je l’ai postulé, nous sortirons de l’Etat de droit vers une société du droit, en faisant en sorte que le peuple puisse à tout moment retirer leurs mandats aux élus »…
En clair, sortir de la démocratie représentative pour basculer vers un régime de la participation directe. « Une proposition dangereuse qui acterait une spirale infinie d’élections anticipées » selon certains, si tant est que le président ait les moyens d’amender la Constitution en ce sens, surtout en l’absence de création d’une Cour constitutionnelle à laquelle il s’est lui-même opposée.