Tunisie. 25 personnalités poursuivies pour « complot contre la sûreté de l’Etat »
C’est l’affaire politico-judiciaire phare de ce qu’il est convenu d’appeler en Tunisie la IIIe République. 25 personnes, dont de nombreuses personnalités high profile du monde des affaires, de la politique mais aussi des médias, comparaissent devant un juge d’instruction, poursuivies dans un même dossier passible de prison à vie.
Les chefs d’accusation cumulés cités par le parquet dans un document fuité incluent pêle-mêle « atteinte à la sûreté extérieure de l’État, offense contre le président de la République, complot en bande organisée dans le but d’attenter à la sûreté intérieure de l’État », ou encore « faux et usage de faux ».
Face à l’ampleur de ces charges, et étant donné que des documents ont leaké sur la place publique, on pourrait penser que les autorités prennent la parole pour expliquer ce qu’il en est à l’opinion. Il n’en est rien, puisque l’instruction se poursuit dans une opacité quasi totale.
Que sait-on à ce stade de l’enquête ?
L’affaire est évoquée une première fois dès le 16 novembre, lorsque Fadhel Abdelkafi, l’un des leaders de l’opposition, apprend à l’aéroport Tunis-Carthage qu’il est interdit de voyage. Ne connaissant pas le motif de cette interdiction, c’est un chroniqueur proche du pouvoir, Riadh Jrad, qui affirme ce soir-là que Abdelkafi est sur une liste de personnes sous le coup d’une enquête « pour des faits graves ». Fait insolite, la présentatrice du plateau où sont révélés ces faits, la journaliste Malek Baccari, ne sait probablement pas à ce moment-là qu’elle est elle-même accusée dans le même dossier.
Nous savons aujourd’hui que le principal accusé, Walid Balti, ancien conseiller au cabinet du ministre de la Jeunesse et des Sports dans le gouvernement de la première troïka post-révolution, fait l’objet d’un mandat de dépôt ainsi que trois autres personnes incarcérées, dans cette affaire relative initialement à une entreprise de paris sportifs. L’homme est en effet devenu en quelques années le chef de la chambre patronale des sociétés de paris sportifs qui ont fleuri dans le pays.
Mais en parcourant les communications téléphoniques de Balti, une seconde instruction est ouverte portant sur le volet de la sûreté de l’Etat, et où les contacts de l’intéressé vont être convoqués un à un par la justice.
L’embarras du Palais
Or, ce qui semble mettre dans l’embarras le Palais de Carthage au point de ne pas communiquer autour de ladite affaire, c’est que Walid Balti est un personnage aux affiliations politiques complexes qui l’ont conduit à être en mai 2021 l’un des artisans de la feuille de route dite de l’article 80, détaillant l’utilisation de la Constitution de sorte de permettre le coup de force présidentiel de Kais Saïed deux mois plus tard.
Car visiblement proche de l’ancienne cheffe de cabinet de la présidence, Nadia Akacha, aujourd’hui en fuite à l’étranger, et qui a commenté dans un post Facebook sa convocation dans ce dossier menaçant de rompre le devoir de réserve, Walid Balti a eu un parcours tumultueux au sein des partis politiques pro-révolutionnaires dès 2011 lorsqu’il militait dans les rangs de l’ancien CPR, puis étant co-fondateur du Parti Attayar de Mohamed Abbou dont il fut exclu en 2014. Selon ce que révèle Acharaa al-Magharebi dans son édition d’hier 29 novembre, Balti aurait par ailleurs entretenu d’après des sources gouvernementales des liens également à des membres de l’ancien dictateur déchu Ben Ali, désireux de blanchir leur argent.
Après les poursuites engagées par la ministre de la Justice contre le site d’info Business News pour un simple article critique du rendement du gouvernement, voir les noms d’un chef de parti, de chroniqueurs tels que l’influente Maya Ksouri, mais aussi d’artistes comme Sawssen Maalej, mêlés à cette affaire, ne peut que surprendre et vise vraisemblablement à les intimider.
Malgré le potentiel bien-fondé de cette instruction judiciaire, il semble aujourd’hui en termes de timing que le régime en place ait attendu la fin du Sommet de la francophonie où il a pu bénéficier de l’appui affiché de la France de Macron, pour passer à l’offensive sur le plan de la liquidation de certains de ses adversaires politiques et médiatiques. Si l’instruction mentionne des liens avec un agent étranger, la multiplication de démarches procédurières au motif fleuve de « complot contre la sûreté » est généralement l’apanage des régimes autoritaires.