Du lieu commun et de quelques faux amis, lettre à Kamel Daoud

 Du lieu commun et de quelques faux amis, lettre à Kamel Daoud


Mercredi 17 février dans Le Quotidien d'Oran, Kamel Daoud annonce qu'il quitte le journalisme, après avoir été accusé par un collectif d'historiens, sociologues, philosophes, anthropologues et journalistes de relayer des idées islamophobes, dans une tribune parue dans Le Monde du 12 février. Nous publions la lettre de l'historien Noureddine Amara, un des signataires du texte, qu'il adresse à l'écrivain algérien.




 


Ils l’ont fait. Mais comment, grand Dieu, ont-ils pu !? A lire votre lettre, cher Kamel, c’est en cette forme d’étonnement et d’inattendu que je comprends votre réponse et ses soutiens qui, bienveillants, vous viennent en bonne escorte. Le silence de quelques amis perturbe aussi. Ils ont l’Algérie à cor et à cri.


Des compagnons de route en somme, halte heureuse à nos recherches et à ses écritures prudentes, universitaires disons. J’en viens à croire que je les aurai trouvés plus prompts à la critique n’était vous, Kamel. J’ai mal.


Quelques naïvetés nous prennent toujours au dépourvu. La mienne ne voyait de loyauté que dans cette nécessité de toujours devoir rappeler aux choses et aux mots, au moins à la prudence, si ce n’est à la juste place qui leur revienne. Que ce soit Kamel Daoud ou non qui les écrive, en quelques lieux que ce soit, les dépassements de vérité ne s’accommodent d’aucune fidélité. Cher Kamel, vous êtes une signature. Voilà que, invasive, la contrariété semble partout. Elle rend délicate sinon impossible la recherche du juste et sa séparation du faux semblant. Car c’est bien en ce nom-là que j’ai apposé une signature d’un jour à la tribune du Monde paru le 11 février dernier. J’ai signé historien, j’aurai dû aussi préciser presque Algérien. Nous aurions pu alors discuter sous la gouverne de nos a priori respectifs. Vous avez pour vous Oran, votre ville. J’ai contre moi une qualité, l’histoire. Vous avez pour vous un nom. J’ai contre moi une consonance. Vous avez un pays. J’ai une absence que j’ai faite monde. Mais, il m’arrive aussi d’écrire avec la même rage que vous, de partager la même force des émotions. Et c’est sur ce terrain que j’ai décidé de vous suivre. Fallait-il ou non exposer nos désaccords par tribune interposée ? Oui, puisque ayant vous-même pris le monde à témoin, je voulais m’exposer à la même contrainte. Et surtout, je ne voulais pas d’une parole morte au monde. Cette entrée-là vous me la refusez en décidant de vous retirer du journalisme, du moins en en faisant la déclaration publique quand bien même prendriez-vous la précaution de dire que l’intention était de la veille. L’annonce circonscrit des responsabilités que déjà vos amis retiennent contre moi et contre ce qui a, désormais, gagné la mauvaise réputation de gang des universitaires. Je ne sais pas qui de vous ou de moi tend les meilleures embuscades ? Pour sûr, vous avez la maîtrise du coup d’éclat. Aussi votre lettre ne me convainc guère sauf encore à vous mal comprendre. Vous l’Arabe, vous attendiez-vous à une pensée libre dans le silence d’autrui ? Il est un peu trop facile de se réfugier sous l’étiquette de l’indigène post-colonisé après avoir revêtu la posture de l’Arabe rescapé des terres d’Allah. Soyez-en sûr, la fracture est ailleurs qu’entre dominants et dominés. Et vous n’êtes pas de ce côté-ci où vous trouvez bon à vous réfugier. De vous à moi, de vous aux autres signataires, cher Kamel, il n’y pas une parole de trop, mais des raisons en défaut. Et oui, je continue à penser qu’elles se trouvent en plus grand nombre du côté de chez vous.


L’impossibilité de connaître, et la difficulté de taire Cher Kamel, il y a dans votre écriture un excès de style qui porte le monde en insuffisance.

Cologne attendait une contre-enquête, et vous nous avez livré votre théorie sur le monde. Vous faîtes le constat d’une impossibilité de savoir, mais vous plaquez à une réalité contingente une hypothèse que le génie de vos mots fait trôner en vérité irrésistible. Ne pas la voir, ne pas la crier, dîtes-vous, ce serait mentir à soi-même. Mais vous, l’homme d’Oran, l’homme du front, vous osez. Vous resquillez à cette impossibilité par un vouloir dire à tout prix. Là est l’imposture. En succombant à la tentation de l’homme disert, vous confondez sans convaincre, hormis sans doute votre public de fidèles. Ecrire est toujours une audace mais, toujours, devrait-il rester un exercice de prudence. Les morts valent mieux qu’une métaphore. Leur perte a cela d’irrémédiable qu’elle appelle à plus de discernement. J’en ai que trop peu trouvé dans un verbe aussi bien ciselé que le vôtre. Pour toute explication, vous nous avez proposé votre autorité littéraire. En cela, vous abusez le monde de votre renommée, bonne elle. Alors ? Que s’est-il passé à Cologne la nuit de la Saint-Sylvestre ? On peine à le savoir avec exactitude. En signant cette tribune du 11 février, nous ne disions pas plus que cela. Quand nous voulons faire du monde des mots, l’erreur est l’amie la plus intime du génie littéraire. Cela, je l’ai appris non en terrasse, mais à l’ombre de quelques figuiers bien en terre, des heures passées à écrire une thèse universitaire encore inachevée. Pardon, je ne suis pas écrivain. Croyez-moi, cher Kamel, l’écriture est pour tous une position d’inconfort. Elle a quelque chose d’effrayant. Elle est un risque partagé comme le sont aussi ces terrasses d’Occident.




J’ai pris peur en vous lisant. Vous qui vous êtes exercé à débusquer chez votre frère d’écriture, Camus, les effacements que peuvent produire la théorie de l’absurde et les effets d’entraînement d’un récit bien ficelé, vous usez de procédés équivalents en ce qui touche à la figure du réfugié-émigré. Islam, Sex and Sun, en quelque sorte, mais sans l’air des vacances. Derrière ces monstres froids, point de vie, mais la peur qui foisonne. Ma philosophie est autre. On ne s’amuse pas de la fureur de vivre de quelques-uns quand bien même seraient-ils de nos terres de Dieu. Aux naufragés, je préfère tendre la main plutôt qu’un scalpel. Parce que je crois aux anges, non à l’angélisme. Pour ma part, je ne veux voir en ces réfugiés que le survivant car avant d’être un péril présumé pour la vie, ils sont sans aucun doute possible en danger de mort. Dîtes-moi, cher Kamel, à quel moment voudriez-vous réaliser ce partage des âmes charitables et des damnés ? En quel endroit voudriez-vous séparer le bienheureux de l’homme des vices quand la haute mer a déjà pris sa part au jugement des hommes ? Votre journalisme à l’essai a pris, en quelques formules, l’intonation d’un jugement dernier. Adaptez-vous ou retournez-vous périr par là-bas, chez vous. Cher Kamel, morts, nos raisons contradictoires, comme votre génie littéraire, ne valent plus la peine. Mais, la vie, elle, toujours retient l’espérance d’un monde meilleur même quand celui-ci est peuplé d’hommes imparfaits. Morts, au contraire c’est un monde qui s’en va, une espérance engloutie pour nous tous. Il nous faut alors sauver la vie. La personne, si elle le doit, peut attendre. Quelques cadavres en plus sont une perte à votre cause comme à la mienne, et elles ne sont pas si éloignées l’une de l’autre. Je veux encore y croire parce que résonne en votre dernière lettre un cri d’amour.


 


Algérie mon amour, Algérie pour toujours


Seulement, je me méfie des déclarations d’amour qui viennent en conclusion d’un malentendu. Or, il me semble Kamel, vraiment, sans douter de votre amour sincère du pays, qu’en la circonstance, il vise à un dédouanement. Votre amour de l’Algérie divise le monde entre les parlants et les taisants. Vous êtes au nombre des premiers, tandis que nous serions au rang des seconds. Vous tenez de cette terre votre licence d’écriture quand notre droit de se taire provient d’un je-ne-sais-où. A manier ainsi la sommation, votre amour de l’Algérie, proclamé en défense de votre mal à-propos, ne tient pas. Il a quelque chose d’impudique ce sentiment quand même. Il relève de la disculpation macabre. L’Algérie à cœur perdu, et par devant soi, et par derrière soi, la rage et la souffrance qui, en rangs serrées, viennent se bousculer, vous donnent une liberté de parler, et même un droit de médire. Mais, vous aurez toujours à rendre compte, d’abord, aux vivants d’aujourd’hui. La mort en excuse est redoutable, mais elle est la plus honteuse des disculpations surtout quand elle joue contre le désir de quelques-uns de vivre maintenant. Vous pouvez garder de nos années dures votre droit à la terreur de vivre une vie sans sens. Mais, avoir eu quinze ans durant ces années dures, les avoir vécues beaucoup en France et un peu en Algérie car fils d’un crève-la-faim bien de chez nous, ne me met pas en interdit de vous répondre. De nos morts et de nos douleurs, ne vous faites pas une magistrature à parler. Il se pourrait bien se trouver par chez moi de meilleures provisions en larmes. Cher Kamel, vous semblez avoir l’Algérie en trop plein. Je ne l’ai pas en manque. J’ai plus d’histoires à vous conter que si j’avais mille ans, dit le poète. L’historien peut lui chaparder ce mot. L’écriture vieillit son homme. Cet appoint en âge, je n’en fais pas un avantage mais une responsabilité. Celle-là même que j’ai voulue exercer en signant. J’ai appris de notre terre une certaine défiance aux mots car ils font parfois un mauvais sort aux hommes. La promesse que vous renouvelez aux réfugiés de nos temps actuels, quelques-uns de nos aïeux l’ont éprouvée. Interrogez ces sidis des années vingt, écorchez-les une seconde fois, et, vous en aurez pour votre compte de cette chair vive et de cette terre où vous vivez. Fouillez ces corps, soulevez ces plis travaillés par ces temps perdus à votre conscience et à votre émotion.




Non ! N’entendez-vous pas cette complainte du passé ? Non. Mais tendez bien l’oreille ! Fermez donc les yeux alors. Posez la plume. Oui, aussi L’Etranger de Camus, s’il vous plaît un seul instant. Vraiment, ne reconnaissez-vous pas cette plainte ? La résonance est de chez nous pourtant, elle a l’accent des Aït Ouvadou, comme ces mines hagardes que vos mots ont corrompues. Cher Kamel, je suis l’héritier de ces chairs, le fils de leurs écorchures. Je tiens aussi de cette pitoyable et douloureuse filiation à l’Algérie l’audace et l’outrance de mon écriture. Cette filiation nous rend responsable et non excusable. En ce point, vous avez raison, je vous suis étranger. Vous faut-il encore des quartiers de terre et de sang ? Combien de temps et de mémoire demandez-vous à mon droit à votre critique ? Quelle quantité de larmes sèches et quelle intensité de rires en éclats contesteraient votre revendication en ce privilège à l’autochtonie, fait par vous ministère de la souffrance et permission de mal dire ? Cher Kamel, je crois en l’Algérie, et j’y crois dans le chemin de Dieu et de mes aïeux. En ces routes arpentées, vous n’avez pas été, au sujet de Cologne, l’homme qui marche à mes côtés, mais celui qui s’est arrêté. Je n’ai pas entendu l’écho de vos pas. Votre mal à l’Algérie était trop criant. Et puis terminant votre lettre, alors que je vous ai cru au début maladroit, je finis par croire que vous avez été malhonnête. Dans votre tribune sur Cologne, vous ne parliez ni de l’Algérie ni pour l’Algérie. Vous ne parliez non plus au nom de tous les miens. Vous vous adressiez à quelques inquiétudes en Europe. L’exercice voulait que vous fassiez d’une tragédie le prétexte à renouer, sans abus de bonne foi, un dialogue avec l’Occident.




C’est ici que vous faîtes la plus grande provision de naïveté. Mais dans le piège tendu par d’autres, si tel est exactement le cas, le responsable n’est pas celui qui le tend, mais celui qui s’y laisse prendre. Alors, vous vous êtes fabriqué une Algérie en doute favorable. Ce n’est pas avéré que ces hommes rendus coupables d’atteinte à la dignité de femmes l’aient fait sur le chemin de Dieu un jour de l’an chrétien. Vous, homme du Sud, répandriez la vérité à la criée quand nous autres voudrions la feindre par les détours d’une raison artifice. Vous avez fait de votre expérience une raison pure et de nos raisons une obscénité. Puis vous vous en êtes retourné à Oran, faisant du pays qui est aussi le mien une terre d’accueil aux préjugés dont elle a eu à souffrir par le passé. Cela m’a été insupportable. Alors, j’écris pour vous dire, cher Kamel, si vous empruntez, un jour d’été, la route nationale 25, à la borne kilométrique…, je vous servirai, sous le figuier et l’olivier bien en terre, un peu de lait caillé et d’autres raisons qui vous font des torts. J’irai confier nos désaccords aux arbres et à ses cieux qui ont aussi été les témoins avertis de mes doutes et de mes convictions. Je vous laisserai repartir avec votre droit le plus cher, celui de médire, et j’y resterai toujours fort de mon droit à la critique. Parce ce que nous ne sommes ni salauds ni staliniens. Experts, un peu, mais avec l’humilité qui lui sied le mieux.


Car nous gardons précieusement en mémoire que l’anti-intellectualisme a déjà connu ses heures de gloire à Alger. Alors, cher Kamel, je préfère avoir les mains tachées de votre encre siècle dernier, plutôt que de votre sang. Garder intact votre droit d’écrire, je le défendrai contre cette haine locale dont vous nous accusez de faire le jeu. Mais sachez que nous n’écrivons jamais qu’au nom de la liberté et jamais au nom de la vérité. En notre affaire, cher Kamel, l’ami étranger, celui qui rend votre vérité de terroir insoupçonnable, est de trop. Il est seulement nécessaire à votre conscience. Dans vos tribunes de Paris et de New York, dans votre lettre d’Oran, vous usez les lieux communs et beaucoup trop de faux amis.




Rabat, le 17 février 2016.

*Noureddine Amara, doctorant en histoire