“Toutes les femmes que j’ai rencontrées ont été violées”, Camille Schmoll
Durant près de dix ans, Camille Schmoll, géographe spécialiste des migrations sur le pourtour méditerranéen, a enquêté dans les centres d’accueil et de rétention. Le but ? Rencontrer des survivantes pour comprendre leur sort. De cette ethnographie résulte un livre poignant, “Les Damnées de la mer”.
Propos recueillis par Marjorie Bertin
Les parcours migratoires des femmes sont-ils différents de ceux des hommes ?
Les parcours, terrestres et maritimes, se font de façon illégale. Auparavant, les voies étaient légales, on partait en avion, avec un visa. Comme, depuis une trentaine d’années, ces parcours sont devenus illégaux, ils ont en commun, pour les hommes comme les femmes, d’être très longs, très coûteux et dangereux. On observe aussi que l’instabilité géopolitique, qui caractérise les régions dont les migrants proviennent, entraîne une augmentation des départs.
En ce qui concerne les femmes, il y a toujours de la violence de genre (violences conjugales, risques de mutilations génitales ou le fait d’en avoir subi, l’orientation sexuelle aussi parfois …) parmi les causes de départs. On sait aussi qu’elles sont souvent violées, par des douaniers, des gardes-frontières, des passeurs ou encore des mi lices, lors des passages de frontière. Toutes celles que j’ai rencontrées ont été violées.
Il y a aussi la question du travail. Les emplois, au fil de la trajectoire, sont très différents pour les femmes, qui se retrouvent mises en esclavage, prostituées, domestiques, ou parfois employées dans des secteurs liés au tourisme… Quant à la mortalité, elle est beaucoup plus élevée chez elles.
Quelles sont leurs motivations ?
Ce sont des décisions mûries. Elles se sont préparées à partir, en prenant des contacts et en mettant de l’argent de côté. Souvent, un événement politique entre en jeu, parfois corrélé au risque qu’elles puissent être enlevées, notamment par les shebab en Somalie et en Libye.
Le déclencheur peut aussi être un événement personnel qui précipite cette migration. Je peux citer l’exemple de Julienne, une Camerounaise qui s’est enfuie après avoir été battue par son mari au point de perdre l’enfant qu’elle attendait. Il y a aussi un désir d’autonomie et d’émancipation très fort chez elles.
Vous abordez des dangers auxquels elles sont exposées, comme les violences sexuelles et la prostitution forcée. Les soupçonnent-elles ?
C’est l’une des questions les plus difficiles. Beaucoup d’informations circulent grâce à Internet. Dans le livre, je prends l’exemple de femmes qui se dotent d’implants contraceptifs avant le voyage, car elles savent qu’elles risquent d’être violées. La Libye est aussi connue pour être un passage très difficile.
Enfin, il y a les ONG comme l’OIM (Organisation internationale pour les migrations, ndlr) qui font des campagnes de prévention dans les pays concernés. Mais cela n’empêche personne de partir.
Est-ce qu’il y a des profils sociologiques récurrents parmi les femmes qui migrent ?
Il s’agit très souvent de filles aînées, en particulier pour celles qui viennent de la Corne de l’Afrique. Ce sont les premières, si elles restent, à risquer d’être mariées de force ou enlevées. Elles partent avec une mission ambivalente. D’un côté, les familles utilisent cette migration comme une assurance : si cela se passe bien, ces migrantes pourront peut-être faire venir le reste de leur famille.
D’un autre, cela peut aussi être un investissement pour ne pas avoir à migrer plus loin, en utilisant les ressources de cette migration pour payer des études aux plus jeunes qui restent au pays ou partent pour une destination plus proche. La plupart s’en vont seules. Elles sont rarement en famille contrairement à ce qu’on imagine.
Mais certaines emmènent leurs enfants. La maternité augmente-t-elle la vulnérabilité ?
Cela peut être une protection contre certaines violences, notamment sexuelles. Mais devoir protéger des enfants rend aussi plus vulnérable. Les traversées sont plus chères, plus difficiles. J’ai recueilli des témoignages de mères qui ont perdu leurs enfants en route, parce ce qu’ils mouraient ou parce qu’elles avaient été emprisonnées en Libye et donc séparées de leurs adolescents …
Et une fois le voyage terminé ?
Une fois en Europe, en observant leurs vies dans les centres d’hébergement, j’ai l’impression que les enfants nés avant ou pendant le voyage posent des ancrages dans le nouveau pays. Ce sont en quelque sorte des “médiateurs”.
Vous décrivez des conditions de vie éprouvantes dans les centres de rétention et transition en Italie et à Malte …
Les modalités d’accueil sont déléguées aux pays d’Europe du Sud, qui fonctionnent comme des “marges utiles” devant gérer plusieurs centaines de milliers d’arrivées certaines années. Ils doivent accueillir, trier et éventuellement expulser. Les femmes doivent vivre dans ces structures.
C’est un temps d’attente extrêmement long, où aucun moyen n’est mis en œuvre pour qu’elles puissent se soigner des violences. Ce sont des lieux d’accueil temporaire, pensés pour l’urgence, dans lesquels il n’y a rien à faire. Ces situations extrêmement frustrantes les vulnérabilisent et ne favorisent pas l’intégration.
Comment améliorer leur prise en charge ?
Déjà, il faudrait qu’elles arrivent dans de meilleures conditions, et donc instituer des voies légales. Même si ça semble utopique, c’est le problème originel : pourquoi n’y a-t-il pas davantage de canaux légaux ?
Se pose aussi la problématique de la coopération avec la Libye. Pourquoi financer ce pays dans le but d’opérer un contrôle migratoire, si on sait qu’il est d’une violence extrême ?
Quid de la réforme de la convention de Dublin sur l’asile ? Elle est avancée par l’Union européenne comme un chantier majeur, mais cela n’évolue pas. Les Etats membres de l’UE préfèrent déléguer la gestion des demandeurs d’asile au premier pays d’entrée.
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