Abdellatif Laâbi et l’Espoir
Si la pandémie du Covid-19 n’a pas épargné le Maroc, s’est immiscé avec elle un surprenant halo d’espoir… Serait-il alors déplacé de traiter Le Chemin des ordalies (1982) du célèbre écrivain et poète marocain Abdellatif Laâbi, sous le prisme de la lumière plutôt que de l’ombre ? Serait-il insensible de reléguer au deuxième plan les souffrances qu’a pu endurer cet ancien détenu politique des années de plomb, et avec lui, tous ceux qui ont subi les violences d’une justice arbitraire ? Il n’est pas question ici d’oublier les douleurs, mais de se concentrer sur la véritable essence de l’ouvrage, celui-là même qui fut réédité en 2000 sous le titre Le fou d’espoir…
Maroc, 1966. Aux côtés de deux autres poètes, Abdellatif Laâbi fonde Souffles, un magazine d’expression française destiné au renouveau culturel du Maroc. Peu à peu, la revue se penche sur les problématiques sociales et économiques du pays et ne tait pas sa critique du système. L’écrivain-poète est alors arrêté, torturé et condamné à dix ans de prison pour délit d’opinion. A la suite d’une campagne internationale mobilisée en sa faveur, il est libéré au bout de huit ans et demi. Est ainsi né Le fou d’espoir.
Le livre d’Abdellatif Laâbi s’ouvre sur les démarches administratives relatives à la sortie de l’ex-détenu, suit le trajet en voiture qui le conduira jusqu’à sa demeure et son épouse, relate le choc de la liberté ordinaire à la rencontre de la population et des rues de sa ville, Rabat, retrace les retrouvailles avec ses enfants qu’il n’a pas vu grandir, et se termine sur son pèlerinage à Fès, sa ville natale où l’attend son père, pour se recueillir sur la tombe d’une mère décédée alors qu’il était en prison.
Parce que l’ouvrage de Laâbi n’est pas un roman à proprement parler, l’intrigue est loin d’être la vedette du fou d’espoir, et elle pourrait aisément se résumer en une seule phrase : un homme sort de prison, puis expérimente sa nouvelle liberté.
L’intérêt du livre, que l’on pourrait qualifier de prose poétique et philosophique, réside dans cette réflexion aux accents symboliques qu’on y trouve, dans le mélange des genres littéraires et dans sa structure narrative.
La voix du narrateur est celle d’un individu dédoublé : d’une part, le « je », l’ancien détenu marqué au fer rouge par son expérience carcérale qui lui revient constamment en mémoire, de l’autre, le « tu », le nouvel affranchi qui redécouvre à tâtons un monde extérieur qui le désarçonne. Deux identités qui se disputent au sein d’un même corps, de la même manière que deux inclinaisons s’affrontent dans le texte : l’une émotionnelle, l’autre intellectuelle.
D’un côté, un lyrisme sentimental qui se libère dans les adresses régulières du narrateur à son épouse Awdah, de l’autre, des tirades philosophiques atemporelles, sur la vie, la mort, la liberté, ou l’espoir… « L’espoir comme cri permanent, transes de vie, certitude de justice, avènement de tous les possibles entrevus au cours de notre marche ».
Jamais l’espoir ne s’est éteint dans l’esprit de cet ex-prisonnier, même au cœur de ce débarras dans lequel il a été torturé, à la plus sombre des heures. Bien au contraire. Son combat pour la vérité, la liberté et la dignité humaine s’est abondamment nourri de cette souffrance, et sa lutte contre l’oppression, l’injustice et l’inégalité n’en est ressortie que plus féroce. C’est bien de sa résilience dont il est question.
L’espoir s’est décliné, se décline et se déclinera dans son passé, son présent et son futur, dans le but de vivre « avec le plus précieux qu’on porte en soi-même : les rêves et les idées qui ne se conçoivent qu’en majuscules, la confiance qui est cordon ombilical de la fraternité, la quiétude de l’appartenance ».
Chez Laâbi, plus que le « je », plus que le « tu » par lequel sont relatés les agissements du personnage principal, c’est le « nous » qui a toujours primé. Ce n’est qu’« armés de cette lucidité plurielle » que l’étendard de l’espoir peut être porté très haut, et qu’évolutions et changements puissent se mouvoir depuis les mains d’individus responsables.
Comme le rappelle passionnément le narrateur dans les dernières pages du livre : « Tout cela n’est possible que si nous avons réussi, contre vents et marées, à garder intact le feu sacré de nos rêves, cette foi rationnelle et indéracinable en un futur où les hommes vaincront le péché originel de ce monde, restaureront la paix, feront de notre planète un satellite naturel émettant vers les galaxies proches et lointaines le plus profond message humain, l’amour de vivre, l’amour d’aimer, l’amour du don intégral. »
Le Maroc du Chemin des ordalies des années 80 n’a que très peu à voir avec le Maroc actuel. Le Royaume a connu des avancées spectaculaires sur la voie de la démocratie, de la modernisation et de l’ouverture, entraînant par là même une conscience citoyenne nouvelle, qui s’épanouit dans une société civile de plus en plus dynamique et entreprenante…. Dont l’exemple le plus probant se déroule au moment même où nous écrivons ces lignes.
A l’heure de la pandémie du Covid-19 qui a révélé des failles inattendues dans les pays les plus développés, le Maroc a fait preuve jusqu’à maintenant d’une réactivité et d’une gestion admirables de la crise.
Mais au-delà des mesures entreprises pour endiguer l’épidémie et ses conséquences, deux facteurs fondamentaux à la bonne santé d’un pays se sont imposés d’eux-mêmes : la confiance d’un peuple en ses dirigeants et la formidable synergie entre ces deux forces. Et c’est précisément de leur point de rencontre que peut jaillir le progrès.
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