L’assassinat de l’ambassadeur russe et la question de l’iconographie djihadiste
Le 19 décembre, Andreï Karlov, l’ambassadeur russe en Turquie, est la cible de neuf coups de feu mortels tirés par Mevlüt Mert Altıntaş, un agent de police turc, alors que le diplomate inaugure une exposition d'art à Ankara. L'auteur de l’attaque est abattu quelques minutes plus tard par les forces spéciales. Mais depuis, le frêle jeune homme de 22 ans au costume-cravate fait l’objet d’une certaine fascination sur la toile. Dans l’ère du web dominant, peut-on encore parler de possibilité de censurer l’identité des djihadistes ?
Fin juillet 2016, les grands médias de la presse écrite et audiovisuelle en France s’interrogent en chœur face à ce qu’ils considèrent comme un dilemme éthique : faut-il divulguer l’identité et la photo des terroristes ? Certains comme Europe 1 n’hésitent pas à opter pour l’autocensure, en cessant de publier l’identité des auteurs d’attaques à caractère terroriste.
D’autres comme Le Monde, France Télévision et BFM TV soulignent l’aspect potentiellement contre-productif d’une telle mesure : « Il nous faut résister à cette course à l’autocensure et aux grandes déclarations d’intention », avait affirmé Michel Field, directeur de l’information à France Télévisions, dans un email aux salariés du groupe, redoutant des « effets pervers », notamment l’essor des sites dits « alternatifs » et des théories de la conspiration qui seraient renforcés par des soupçons de connivence des grands médias.
Détournements kitsch et culture pop
Deux jours après la spectaculaire attaque, force est de constater qu’un véritable culte, plus ou moins affiché, est voué au jeune turc Altintas sur internet. Quelques minutes seulement après l’assassinat, les détournements de l’image du djihadiste triomphant, le doigt pointé vers le ciel, allaient bon train. Ici tenant une guitare élctrique au lieu de son arme, ou encore ici revisité par l’artiste graffiti tunisien Sim Vand’art.
Le cadre spatial de l’attaque participe sans doute au choc des images : « Cela ressemblait à une performance artistique dans un musée ! », commente le réalisateur Marc Ball. Et pour cause, non seulement la salle d’expositions de la capitale turque ressemble à un musée, avec en background des peintures et des œuvres d’art, le costume noir façon Tarantino's Reservoir Dogs de l’assaillant ajoute à l’impression de « raffinement » contrastant avec l’extrême violence de la scène.
Ajoutez à cela que, faisant preuve de sadisme, le tireur a pris son temps comme pour savourer son acte, de longues minutes durant, avant de tirer face aux caméras, et vous obtenez des images d’anthologie pour des générations à venir, qui fascinent déjà la « salafo-sphère ».
Comme les pour les frères Kouachi lors de l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo, la revendication est immédiate. « Nous sommes ceux qui ont voué allégeance à Mohamed pour le djihad jusqu’à notre dernière heure. N'oubliez pas Alep. Tant que les habitants d'Alep ne seront pas en sécurité, vous ne jouirez pas de sécurité. Seule la mort peut m'arracher d'ici. Quiconque est responsable de ces cruautés en paiera le prix », a en effet scandé en turc Altintas, avant d’être abattu à son tour. Des propos immédiatement traduits, repris en boucle en arabe en sous-titrage de plusieurs vidéos qui contournent les restrictions Youtube, la plateforme étant débordée par le nombre d’uploads.
En l’occurrence l’inanité de la censure n’est plus à prouver, et les média plaidant encore la censure étant dépassés par le caractère viral des images, finissent par les diffuser en floutant le corps de la victime et en écourtant au maximum la durée de la vidéo.
Dans le New York Daily News, le journaliste Gersh Kuntzman compare l'assassinat à celui du diplomate de l'Allemagne nazie Ernst vom Rath par l'étudiant juif Herschel Grynszpan, et ajoute que « justice a été rendue ». Le gouvernement russe a annoncé hier 21 décembre qu'il exigera des excuses.
Ayant un rapport décomplexé avec les images morbides, certains médias américains tels que le New York Times ont publié en Une l’image du cadavre à terre de l’ambassadeur russe.
Seif Soudani