Vers une fin de l’ubérisation à l’excès ?
Uber, Deliveroo, Take Eat Easy… ces plateformes web proposent des prestations low cost à leurs clients. Leur secret : contourner le droit du travail, réduire le coût de la main-d’œuvre et imposer un statut précaire. Exit les salaires et les cotisations sociales. Mais la justice veille
Sofiane*, 31 ans, ancien agent de sécurité résidant à Pantin (Seine-Saint-Denis) est devenu livreur de repas à domicile à Paris en 2017, après une longue période de chômage. “Je voulais repartir du bon pied en devenant indépendant. Et l’idée de tracer à deux-roues dans les rues de la capitale me plaisait bien. J’ai investi dans un vélo et je me suis déclaré auto-entrepreneur.” Pour lancer son business, il s’appuie sur des plateformes d’intermédiation qui assurent la livraison de repas provenant de restaurateurs. Très vite, il déchante. En plus du vélo et du casque, il a payé une caution pour la tenue et le sac de l’entreprise, le smartphone et l’abonnement, le tout pour un salaire de misère. “Une fois retirées les cotisations sociales, mon revenu est ridicule ! En plus, on est payé à la course. La cadence est infernale. Le soir, je bosse tard et je suis crevé !” Ce qui a fini par achever son moral, c’est de voir qu’un de ses collègues récemment blessé dans un accident de vélo lors d’une livraison n’a bénéficié d’aucune couverture ni congé.
“Beaucoup n’osent pas dénoncer ces abus”
Face à ces situations, certains réagissent. En décembre dernier, un coursier de Take Eat Easy a vu son statut d’auto-entrepreneur requalifié en salarié. “Cette décision est inédite, car la Cour de cassation a considéré que les livreurs ne sont pas indépendants, se réjouit Kévin Mention, avocat de dizaines de coursiers de cette plateforme. Elles se servent de ce statut et du dispositif d’exonération de cotisations comme l’Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise (Accre) financé par l’Etat pour inciter leurs coursiers à devenir auto-entrepreneurs, alors qu’il y a lien de subordination, notamment par le biais de la géolocalisation imposée. Plus qu’une simple plateforme, c’est un véritable service de livraison qui devrait donc salarier ses livreurs avec salaire minimum, congés payés, cotisations chômage, retraite, etc.” Pourtant, les coursiers sont considérés comme des prestataires payés à la tâche. “A eux donc de verser les cotisations et charges !” lance l’avocat, qui voit dans cette tendance un véritable retour au XIXe siècle, où des bataillons de travailleurs “indépendants” ne servent qu’à réduire les coûts.
De plus en plus de métiers sont absorbés par les plateformes avec le concours de consommateurs avides de services à bas coût. Jusqu’à voir disparaître leur propre métier ? “Les personnes usées par ces jobs sont des travailleurs précaires auxquels on fait prendre le maximum de risques pour aller toujours plus vite, pointe Kevin Mention. Ils sont souvent issus de milieux sociaux défavorisés, étudiants sans revenus, voire personnes âgées.” Parfois même, des sans-papiers travaillent en sous-main pour d’autres. Des personnes issues de la diversité se lancent faute de décrocher un job salarié. “Puisqu’elles ne trouvent pas moyen de s’insérer, elles acceptent ces conditions défavorables, poursuit-il. Quand tout se passe bien, elles ne s’en plaignent pas. Jusqu’au jour où elles se font voler leur vélo ou se font virer… Et même dans ce cas, je constate que beaucoup n’osent pas dénoncer les pratiques abusives. J’ai vu des personnes issues de l’immigration dissuader leur fils d’attaquer en justice pour ne pas faire de vague. Il y avait pourtant matière.”
Agir à l’échelle européenne
Le 10 janvier dernier, considérant que la relation entre Uber et un chauffeur n’est pas celle d’un travailleur indépendant, mais d’un salarié (et que ce dernier a donc été licencié sans cause réelle et sérieuse), la cour d’appel de Paris met-elle un coup d’arrêt à ce modèle ? “De plus en plus d’affaires de ce type portent leurs fruits car la jurisprudence est déjà claire, souligne Kevin Mention. Si par exemple, 100 % de l’activité est réalisée pour la même plateforme, c’est du salariat.” Le conseil des prud’hommes de Paris doit d’ailleurs se prononcer sur la demande de requalification de chauffeurs Uber ce mois-ci. De son côté, le doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui a requalifié les salariés Take Eat Easy, prévient que sa cour sollicitera la Cour de justice de l’Union européenne dès qu’elle aura une nouvelle affaire de ce type. Si celle-ci abonde dans le sens de l’analyse des magistrats français, le modèle des plateformes pourrait vaciller à l’échelle de l’Europe.
Grégoire Leclercq, cofondateur de l’Observatoire de l’ubérisation et président de la Fédération nationale des auto-entrepreneurs (FNAE) s’insurge contre ce type de décisions qu’il considère comme idéologique. “Ces requalifications sont absurdes et n’ont qu’un seul but, défendre le régime social français qui n’est pas du tout adapté au phénomène. Elles mettent surtout en lumière le flou juridique et l’urgence d’adapter le droit aux évolutions technologiques. Si le mouvement se poursuit et qu’on transforme les indépendants en salariés, ce sera la fin du modèle de ces plateformes d’ici deux ou trois ans.”
Vers un nouveau statut
En attendant, ces dernières prospèrent. “En France, il en existe 180 dans 80 secteurs différents, du graphisme à la sécurité, en passant par les serruriers, les conférenciers, etc., constate Grégoire Leclercq. Les progrès en matière d’intelligence artificielle, de Big Data ou de robotisation vont continuer de bouleverser notre modèle et nos réflexes juridiques. Il va bien falloir accompagner le mouvement !”
C’est ainsi que l’an dernier, la majorité gouvernementale a proposé une charte garantissant “une rémunération décente”, des “mesures de prévention des risques professionnels”, etc. Objectif : mieux protéger tout en préservant la dynamique économique des plateformes. Mais le Conseil constitutionnel a retoqué la proposition. “Sous couvert de protection, le gouvernement veut conserver le caractère précaire de la collaboration avec ces dernières”, prévient Kevin Mention. Et il assure que l’exécutif reviendra à la charge pour créer une sorte de statut, entre indépendant et salarié, qui fait déjà bondir les syndicats. Pour Grégoire Leclercq, il répondrait pourtant aux attentes des uns et des autres. “Sans ce nouveau statut, tout le monde va y perdre ! Ce que réclament notamment les travailleurs indépendants – qu’ils œuvrent pour des plateformes ou non – c’est de bénéficier d’une mutuelle, d’un système de caution bancaire et d’une protection en cas d’accident du travail ou de maladie professionnelle. Ensuite, il faudra avancer sur la question de la retraite complémentaire.” En attendant le consensus, Sofiane continue à pédaler pour subvenir à ses besoins, tant bien que mal.
* Le prénom a été changé.
Voir aussi :
SARAH ABDELNOUR; Sociologue, spécialiste du travail précaire : "Contourner le droits du travail constitue une stratégie payante à court terme"
Est-ce la fin du modèle social français ?
Depuis la fin des années 1970 et la forte montée du chômage, la vision libérale prend le pas : les difficultés sociales doivent être prises en charge par les individus. Le dispositif d’aide à la création d’entreprise pour les chômeurs est devenu l’outil des politiques publiques d’emploi, quelle que soit la majorité en place. On incite ainsi à “prendre sa carrière en main”. Et pour les populations les plus précaires, créer son activité est le nouvel horizon. Avec la création du statut d’auto-entrepreneur en 2008, ce mouvement de fond a pris une nouvelle ampleur. Ce dispositif simplifié est largement promu par des institutions intermédiaires comme Pôle Emploi. Ainsi, c’est au chômeur dans son coin de se prendre en charge afin de ne plus dépendre des aides sociales.
Que pensent les auto-entrepreneurs de leur situation ?
Nombre d’entre eux n’étaient pas dans une démarche spontanée d’indépendance. On les incite à opter pour ce statut sous prétexte que c’est plus simple pour eux, qu’ils seront libres d’organiser leur travail à leur convenance. Mais c’est surtout plus intéressant pour la plateforme qui paye à la tâche. Les auto-entrepreneurs sont souvent contraints par de nombreuses obligations et par des horaires qui leur sont imposés. En outre, comme ils sont payés à la mission, ils ont intérêt à travailler beaucoup pour s’en sortir.
Quels sont les effets de l’ubérisation sur le monde du travail ?
Aujourd’hui, les plateformes apparaissent comme des accélérateurs d’externalisation de la main-d’œuvre vers le statut de travailleur indépendant. L’intermédiation via le web développe de nouvelles opportunités. Cela transforme les conditions de travail et contribue à la dérégulation, comme on l’a vu dans le secteur du transport et de la livraison. La rhétorique habituelle explique que le droit du travail est trop contraignant et que les cotisations sociales sont trop élevées. Petit à petit, on dérive vers un autre système. Le gouvernement dit d’ailleurs qu’il faut davantage protéger les travailleurs des plateformes, mais à force d’exonérer les entreprises, les caisses sociales se vident, et c’est donc à des assureurs privés qu’ils entendent confier ce nouveau marché.
Comment voyez-vous l’avenir ?
L’objectif fixé par certains est que l’auto-entrepreneuriat remplace le CDD à terme jusqu’à la suppression du salariat et du système de protection solidaire, qui permet de combler les écarts de revenus. Aujourd’hui, contourner le droit du travail constitue une stratégie payante, mais à court terme. L’histoire montre qu’il n’y a pas de fatalité. Le droit du travail s’est solidifié au fur et à mesure. Les dernières décisions de justice peuvent imposer à terme une jurisprudence. Tout va dépendre des rapports de forces entre les acteurs.