Tariq Ramadan, la leçon et la trahison

 Tariq Ramadan, la leçon et la trahison

crédit photo : Geoffroy Van Der Hasselt/AFP – Fedouach/AFP


Placé en détention provisoire pour deux viols, l’islamologue a échappé à une troisième mise en examen après avoir reconnu des relations sexuelles “consenties” avec une plaignante. La déception est grande chez ceux qui l’ont suivi, lu et écouté. Ils dénoncent la dimension Tartuffe du personnage


En détention préventive depuis sa mise en examen, le 2 février, Tariq Ramadan a vu sa demande de remise en liberté rejetée par le parquet le 4 mai. Désormais visé par cinq accusations de viols et/ou agressions sexuelles (trois en France, une aux Etats-Unis et une en Suisse), l’islamologue et intellectuel suisse de 55 ans, souffrant d’une sclérose en plaques, a été transféré en mars de la prison de Fleury-Mérogis à celle de Fresnes, en région parisienne, laquelle abrite un hôpital.


Depuis la révélation, fin octobre 2017, des premières plaintes le visant, “l’affaire Ramadan” occupe dans les médias une place à la hauteur des débats qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années en France autour de ce personnage controversé, haï par les uns, adoré par les autres. Et nombreux sont les musulmans de France qui se trouvent aujourd’hui divisés sur la trajectoire et le sort de ce prédicateur au talent oratoire indéniable, intellectuel médiatique et auteur ou co-auteur d’une trentaine d’ouvrages.


 


Définitivement indéfendable ?


Sur Facebook, au moins quatre pages de soutien à ­Tariq Ramadan totalisent près de 100 000 abonnés, dont plus de la moitié rassemblés autour de la seule campagne “internationale” #FreeTariqRamadan. Tandis qu’en face, beaucoup parmi celles et ceux qui ont aimé ou suivi l’islamologue, considèrent qu’il est désormais, et définitivement, indéfendable.


C’est le cas de Nour*, 25 ans, chercheuse dans la région marseillaise, et de Leïla*, 40 ans, journaliste en région parisienne, toutes les deux Françaises et musulmanes pratiquantes. Dans le parcours intellectuel de ces deux femmes, Tariq Ramadan a compté. Elles l’ont lu, écouté, ont assisté à de nombreuses rencontres et conférences en sa présence. Aucune n’a eu à subir de sa part quoi que ce soit qui ressemble à une agression sexuelle, ni même de comportements déplacés. Mais aujourd’hui, la désillusion est amère.


Leïla se souvient comment il a comblé “un vide” dans son existence. “La première fois que j’ai été renvoyée à mon identité arabe et musulmane, ça a été lors de mon entrée à l’université, raconte-t-elle. Je n’ai pas le souvenir d’y avoir vraiment été confrontée avant, ou peut-être n’avais-je pas su ou voulu le voir. En tout cas, j’avais 18 ans, j’entrais en fac de droit – un lieu très masculin – et ça a été violent parce qu’on m’a renvoyé des fantasmes sur la sexualité supposée débridée des femmes arabes. C’était des clichés orientalistes. On m’a hypersexualisée en tant qu’arabe et musulmane. Je venais d’une famille où l’Islam faisait bien sûr partie de l’identité, mais de façon très tranquille : ce n’était pas, en soi, un sujet. On était français et tunisien. C’est lorsque j’ai eu à subir ces assignations violentes que j’ai commencé à poser des questions à ma mère au sujet de l’Islam.”


 


En phase avec la jeunesse


Elle apprend alors par des amis que Tariq Ramadan donne des conférences en Seine-Saint-Denis dans lesquelles il intervient précisément sur ce qu’être français et musulman signifie. Elle commence à y assister, à acheter ses cassettes. L’islamologue offre des réponses à ses attentes. “Il parlait beaucoup de pudeur à un moment où les garçons me faisaient savoir que j’étais désirable, mais en mode raciste. J’ai commencé à faire ­attention à mes tenues vestimentaires, je me suis coupé les cheveux très courts, j’ai essayé de gommer ma féminité. En gros, il ­disait que pour être une femme bien, il ne fallait pas s’habiller de façon provocante, et ce discours me convenait, car il faisait tout à fait écho à ma situation personnelle…”


On est à la fin des années 1990 et Tariq Ramadan, qui n’a alors pas encore 40 ans, présente un autre avantage aux yeux de son public jeune, selon Leïla : mieux que leurs parents, il connaît leurs codes, leur langage, leurs préoccupations. Il aborde des sujets qui ne le sont pas, ou rarement, dans l’espace familial, notamment la question de l’Islam de France, mais aussi des thématiques plus politiques. “Dans ses conférences, on interrogeait le monde, l’actualité, se souvient-elle. C’était un ­espace de conscientisation sur des sujets comme la ­colonisation, la cause palestinienne, les discriminations, les ­déterminismes sociaux…”


Pour Nour, plus jeune que Leïla d’une quinzaine d’années, le contact avec l’islamologue s’opère plus tard et différemment. “Dans ma famille, on allait chaque année au meeting du Bourget (rencontre annuelle des musulmans de France, ndlr), raconte-t-elle. Donc moi, dès 13-14 ans, je connaissais Tariq Ramadan. En troisième, j’écoutais déjà ses cassettes, seule dans ma chambre. Pour beaucoup, c’était quelqu’un qui ne transigeait pas avec les valeurs extérieures à l’Islam. Il portait une certaine idée de dignité et démontrait que l’on pouvait être à la fois tout à fait musulman et tout à fait inscrit dans la culture occidentale, sans baisser la tête. Il citait aussi bien Kant qu’Ibn Arabi. Il traçait un horizon. C’était l’un des tout premiers à le faire, et encore aujourd’hui, je pense qu’il n’y a pas beaucoup de personnes qui représentent cette vision en France.”


Autour d’elle, dans sa famille, la question des rapports entre l’Islam et la France relève du “discours et de l’intention”, explique Nour. Tariq Ramadan incarne autre chose : la réussite intellectuelle dans ces deux ­espaces simultanément. “Moi, j’avais grandi en ZEP et quand je regardais autour de moi, les gens avaient réussi dans l’un ou l’autre, mais rarement dans les deux.” Elle apprécie aussi l’éloquence et l’art art oratoire de l’islamologue, “sa façon de recadrer les gens et de toujours rester digne, de ne jamais se laisser humilier”.



Prise de distance


Jusqu’à ce qu’elle finisse par trouver que l’aura dont il bénéficie, la place qu’il lui est octroyé par certains de ses adeptes, est “exagérée”. On est en 2014. “Il avait pris une dimension trop importante pour un intellectuel, un côté un peu gourou…” note-t-elle. Nour commence alors à prendre ses distances avec cet homme dont elle n’a jamais été une “groupie”, mais qui a contribué, pour elle, “à un certain attachement précoce à l’Islam”.


Pour Leïla, la rupture s’est opérée plus tôt, au milieu des années 2000, quand Tariq Ramadan a ­défendu l’idée d’un moratoire sur la lapidation des femmes adultères. “Ça m’a profondément choquée, parce qu’il y avait là une contradiction majeure dans son rapport aux femmes, par rapport à tout ce que j’avais pu l’entendre dire auparavant…” Elle s’éloigne alors de l’islamologue. Et sa déception se renforce lorsqu’elle apprend par la suite qu’il a eu des relations extraconjugales, certes consenties, mais qui cadrent mal avec la “vision très romantique du couple” qu’elle l’a souvent entendu développer. “Je me suis dit que c’était juste un homme comme les autres.”


 


Solidarité mécanique


Et puis, à partir d’octobre 2017, les accusations tombent. Il s’agit de viol et de viol sur personne vulnérable. “Je suis tombée de haut, avoue Leïla. J’avais clairement pris mes distances avec lui, mais ça restait un intellectuel dont on avait été solidaires parce que, de fait, il avait été très diabolisé dans le débat français, pour ce qu’il représentait. Une solidarité un peu mécanique, qui relevait du ‘eux contre nous’. Mais là, je me suis sentie trahie. Je lui en veux beaucoup, parce qu’il avait senti notre désarroi et il avait su nous parler, il avait compris que pour notre génération de franco-maghrébins, ce n’était pas facile, et il nous a dit ce qu’on voulait entendre. Pour que finalement se dévoile ce comportement totalement opposé à ses prises de paroles publiques.”


Moins d’amertume chez Nour, qui ne parle pas de trahison, mais plutôt de “leçon” : “Dès que les affaires sont sorties, je me suis positionnée en soutien aux victimes. Par principe et par conviction. Sachant ce que représente le viol dans cette société aux structures patriarcales, ce qu’est la difficulté pour les femmes d’en témoigner, je ne pouvais pas être du côté d’un homme accusé d’en avoir commis.”


 


Non à la théorie du complot


Constatant que le sujet reste “très clivant” parmi ses amis musulmans, elle refuse les visions complotistes convoquées pour sa défense. “Bien sûr que Ramadan a toujours évolué dans un contexte d’islamophobie et qu’il est aujourd’hui traité par la justice comme un homme arabe Mais expliquer ce qui lui arrive par l’existence d’un complot, c’est ignorer la réalité des structures patriarcales qui peuvent conduire à ce type de situation.” Pour elle, l’importance de sa production intellectuelle est telle qu’on ne peut pas croire qu’il ait fait “tout ça pour ça”. “C’est venu après coup, avec la gloire, le statut démesuré qui lui a été accordé”, estime Nour, qui dit avoir tiré une “morale” de cette affaire : “On est tous faillibles. C’est le tort de tous ceux qui l’ont suivi de l’avoir placé si haut, sur un tel socle.” Un socle dont la chute, qui s’est amorcée en septembre dernier, est partie pour être vertigineuse.