Société – Les Marocains ne savent plus pardonner

 Société – Les Marocains ne savent plus pardonner

Illustration : Maroc – Atlas / Manuel Cohen / AFP

Infatigable arpenteur de ce Maroc profond qui fascine tant, je continue à aimer malgré les restrictions du Covid, ces routes secondaires qui mènent au fin fond des montagnes escarpées de l’Atlas ou tout simplement ces chemins qui traversent la forêt de la Maamora pour aller dans le Gharb. Dans ces virées au hasard, qui permettent de dévider le fil du temps réel, c’est toujours la part belle qui est faite à l’observation.

 

Ce qui frappe au premier regard, c’est l’étonnante misère matérielle d’une grande partie des citoyens. Ces femmes descendues de la montagne avec quelques fromages de chèvre à vendre, à un prix dérisoire, ces enfants déjà adultes, agitant de maigres pochettes de graines de pommes de pins sur le bas-côté de la route ou encore ces hommes mi fous, mi clochards qui mendient une bouteille d’eau à défaut d’un morceau de pain.

Les petits villages traversés ne sont pas en reste, déclassés par l’autoroute, dans ces agglomérations qui semblent vivre en dehors du temps, les jeunes ont une seule passion : l’observation des rares voitures de luxe qui traversent encore le village, (pas celle du potentat local que tout le monde craint) mais plutôt ces limousines qui apportent un parfum de neuf dans du vieux, dans l’espoir dérisoire de récolter quelques pièces de monnaie.

Partout une dégradation sociale palpable et le spectacle de conditions d’existence terribles qui fragilisent une grande partie de ces familles populaires qui n’avaient vraiment pas besoin de cette saloperie de virus pour tomber encore plus bas.

On pourrait continuer longtemps dans cette litanie peignant la chute du niveau de vie des Marocains mais ce qui me semble encore plus grave, c’est la chute des valeurs.

Au cœur de cette transformation, l’hystérisation du moindre conflit, en lieu et place d’une gestion rationnelle.

Dans la rue, le moindre écart de langage est sanctionné par une bagarre en règle, des automobilistes qui offrent le piteux spectacle d’un pugilat en règle pour une simple question de priorité, un colosse qui tabasse une jeune femme devant des badauds médusés parce qu’elle a refusé de céder à ses avances et j’en passe.

Les tribunaux sont engorgés de parents, de frères, de cousins qui « refusent de pardonner » et qui enragent de ne pas voir rapidement « leur frère, leur cousin et même parfois leurs propres géniteurs » payer lourdement le moindre écart.

L’incarnation de la déchirure de la société marocaine, désormais incapable de panser ses plaies avant de réfléchir à un nouveau projet collectif, s’affiche en plein jour sur des réseaux sociaux où seul le lynchage en règle et l’appel à la vengeance ont droit de cité.

La question, est en fait partout la même : pourquoi les Marocains ne savent plus pardonner ? Alors qu’auparavant, deux Marocains en litige se faisaient conseiller un règlement à l’amiable, aujourd’hui les « bons conseillers » proposent mille subterfuges pour enfoncer l’autre, voire même l’envoyer en prison pour de futiles accusations.

Les hommes de bonne foi qui s’interposaient hier pour éviter d’ajouter du malheur au malheur renoncent aujourd’hui aux vertus de la réconciliation et s’effacent, non sans un certain pincement au cœur, derrière le pouvoir de l’homme de la rue dans le sens le plus trivial qui soit.

Le pardon est devenu une denrée rare alors qu’il était bien abondant dans nos contrées. Il y a juste une vingtaine d’années, les Marocains croyaient encore fermement aux vertus de la réconciliation autour d’un verre de thé, quitte à frapper à la porte de l’indigné, les bras chargés de pains de sucre ou bien portant un grand plat de couscous signifiait automatiquement que l’affront allait être lavé.

Le pardon avait ses codes et chacun y puisait selon la situation. Pardonner ne signifiait pas perdre la face, au contraire cela correspondait à une belle preuve de grandeur d’âme.

Inversement, les personnes qui avaient failli ne trouvaient aucune difficulté  à s’excuser du mal fait à l’autre car cela fonctionnait dans les deux sens.

Or, quel que soit ce que l’on entend par pardon, attention aux personnes, compassion active, empathie participative, ou tout simplement se libérer de ses démons, le pardon est cet ingrédient toujours aussi indispensable pour un vivre ensemble sans violence. Le pardon est créateur de vie alors qu’au contraire, le ressentiment crée la solitude et ruine les relations humaines.

Véritable renaissance, le pardon est un véritable « miracle »,  et plus que jamais, face aux incertitudes créées par la pandémie, face à la mort qui rôde, quand la perspective d’une disparition soudaine menace d’effondrement le présent et même notre représentation de l’avenir, si le souvenir des proches qui sont partis est encore trop douloureux, que nous reste-t-il ?

Si la vie en société perd d’aussi belles choses que le pardon, il n’est guère certain que dans une société gouvernée par l’ego, perdue entre le vieux rêve d’une prospérité matérielle et ses illusions perdues, on puisse encore garder la force d’espérer.