L’art, laboratoire décolonial
Au cœur de polémiques de plus en plus nombreuses, la décolonisation des arts pose à la société des questions centrales. Elle interroge la place des minorités et pointe l’urgence d’un questionnement de l’Histoire, notamment entre la France et les pays du Maghreb
Est-il possible pour un Blanc d’incarner au théâtre un autochtone, un Noir ou un Arabe, et inversement ? Et pour un metteur en scène issu d’une culture dominante de traiter d’un sujet relatif à une culture dominée ? Après plusieurs scandales dans le milieu théâtral ces dernières années – on pense notamment à celui qu’a provoqué en 2016 Exhibit B, performance déambulatoire où le metteur en scène sud-africain blanc Brett Bailey transposait à notre époque les zoos humains du XXe siècle –, c’est la pièce Kanata qui a fait resurgir en juillet dernier ces questions. Et, de manière plus large, celles qui touchent à la “décolonisation des arts”. Un terme popularisé par l’association Décoloniser les arts, créée en 2015 dans le but de militer pour une meilleure représentation des artistes dits “racisés” dans les institutions publiques françaises.
Bien que mise en scène par le Québécois Robert Lepage, fondateur de la fameuse compagnie Ex Machina, Kanata dit en effet beaucoup des orages que suscitent dans les milieux artistiques et intellectuels les questions soulevées par Décoloniser les Arts et autres structures engagées dans des combats similaires.
Rejet de l’“appropriation culturelle”
Résumons les faits. Lorsqu’il annonce vouloir traverser (avec la troupe du Théâtre du Soleil, dirigée par Ariane Mnouchkine) “l’histoire du Canada en abordant les oppressions subies par les autochtones”, Robert Lepage provoque la réaction de 18 artistes autochtones et de 12 “alliés” allochtones. “Encore une fois, l’aventure se passera sans nous ?” interrogent-ils dans un texte publié dans le quotidien québécois Le Devoir le 14 juillet 2018. Affirmatif, répondent le metteur en scène et son hôte.
Créée en décembre dernier, Kanata n’a hélas pas élevé le débat. Transposition assez grossière de la controverse provoquée par l’absence d’artistes autochtones dans la distribution, la pièce fait l’éloge de la démarche soi-disant “humaniste” de Robert Lepage et d’Ariane Mnouchkine. Et se fait l’écho des réponses de cette dernière aux opposants à la pièce. De son rejet de la notion d’“appropriation culturelle”, et de la récurrence dans ses textes et interventions publiques du mot “censure”. Cela pour décrire non seulement les critiques des artistes autochtones mais aussi, à mots couverts, celles de Décoloniser les arts. Lesquelles sont totalement imaginaires, puisque les membres de l’association, selon l’auteure et metteure en scène Marine Bachelot Nguyen, “ont refusé de s’exprimer sur le sujet” – “comme nous refusons toujours de nous exprimer à la place des autres”. Ce qui n’empêche pas le collectif d’être régulièrement victime de ce type d’attaque.
Résistance et lieux dédiés
Selon la philosophe Seloua Luste Boulbina, qui a publié en septembre dernier Les miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie) (éd. Les Presses du réel), “l’ampleur croissante de ces résistances est liée au développement significatif du mouvement. Au fait que de plus en plus d’artistes et d’intellectuels, autrefois cantonnés dans des lieux périphériques, sont là où on ne les attendait pas, dans les grandes institutions, toutes les disciplines artistiques confondues.”
L’appel lancé en novembre dernier par 80 intellectuels omniprésents dans le paysage médiatique – parmi lesquels, sans surprise, les philosophes Alain Finkielkraut et Elisabeth Badinter –, et publié dans l’hebdomadaire de centre-droit Le Point (voir Le Courrier de l’Atlas n° 132), est pour elle un des exemples les plus parlants du phénomène.
Heureusement, la décolonisation en cours commence à avoir ses lieux, qui permettent aux artistes de structurer leurs actions et leur pensée. Créée en 2016 par le plasticien Kader Attia en plein Xe arrondissement, La Colonie pose ainsi à travers divers événements la question de “la décolonisation des peuples comme celle des savoirs, des comportements et des pratiques”, lit-on sur le site internet du lieu. Grâce à lui, Seloua Luste Boulbina estime qu’“on peut désormais parler de choses que, n’étant pas puissance invitante, on ne pouvait aborder auparavant de manière publique”. On pense aussi à la galerie Imane Farès, fondée en 2010 pour exposer des artistes du Moyen-Orient et d’Afrique. Derrière les polémiques, il faut rappeler les avancées.
Ces récents progrès sont toutefois freinés par un système institutionnel et une manière de penser l’art hérités de la période coloniale. En Algérie, par exemple, illustre la doctorante en histoire de l’art contemporain Fadila Yahou, où “toutes les institutions culturelles ont été construites et dirigées par des Européens, l’art moderne algérien a été très influencé par les pratiques françaises. Est ensuite apparu un mouvement de retour à une culture pré-coloniale et à l’art traditionnel algérien, avec notamment les manifestes L’Anti-Procès en 1960 et Aouchem en 1970. Avec la mondialisation, ce mouvement a laissé place à un questionnement de l’Histoire d’un point de vue plus psychologique ou philosophique.” Chez Zineb Sedira, par exemple, ou chez Kader Attia.
Une nécessaire réflexion sur les formes
Contrairement à ce que laissent entendre ses détracteurs, la décolonisation des arts ne date donc pas d’hier. Ce que tient à rappeler l’association Décoloniser les arts, notamment dans le cadre de son université organisée depuis octobre dernier à La Colonie, où divers intervenants proposent un approfondissement des classiques de la décolonisation. Un succès qui témoigne chez les artistes dits “racisés” d’un besoin de socle intellectuel commun. Ce qui, selon Seloua Luste Boulbina, “doit être accompagné d’une réflexion sur les formes. Il ne suffit pas d’avoir des références ni d’accéder aux institutions : il faut interroger les styles, les manières de penser et de créer.”
Les chorégraphes tunisiens Aïcha M’Barek et Hafiz Dhaou, dont la compagnie Chatha est installée à Lyon, partagent ce point de vue. La danse contemporaine, disent-ils, “ayant longtemps été considérée comme la danse des Blancs, nous avons dû nous questionner sur ce médium. Trouver le mode d’expression qui nous ressemble, sans s’imposer de frontières. Sans s’interdire d’utiliser des textes d’ailleurs pour dire l’ici.”
L’indispensable dialogue
Le metteur en scène Kheireddine Lardjam, quant à lui, appelle de ses vœux des démarches similaires, de la part des artistes maghrébins aussi bien qu’occidentaux. Ainsi salue-t-il le travail réalisé par Arnaud Churin avec la 45e promotion de l’école du Théâtre national de Strasbourg sur le théâtre algérien. De même qu’il voit d’un bon œil le choix du Birgit Ensemble d’évoquer la guerre d’Algérie dans sa pièce Les Oubliés (Alger-Paris). Car, en art comme ailleurs, la décolonisation se fait à deux. Par le dialogue.