Deuil franco-maghrébin, un problème binational
La récente crise sanitaire du coronavirus, la fermeture des frontières avec les pays du Maghreb et le report des élections municipales ont provoqué un drame pour de nombreuses familles franco-maghrébines. La question de la mise en terre pose des problématiques dont se préoccupent les deux rives de la Méditerranée.
Tuant en priorité des hommes âgés, souffrant de maladies chroniques ou de conditions modestes, le virus endeuille particulièrement les familles franco-maghrébines. En effet, la première génération arrivée souvent à l’âge de 20 ans, entre 1960 et 1980, a pour la plupart plus de 65 ans. Ces ouvriers, mineurs et travailleurs de l’ombre ont été confrontés à l’amiante, à la toxicité et à la dureté de leurs conditions de vie et de travail. Pour beaucoup, leurs installations en France étaient provisoires dans leurs esprits. De nombreux chibanis prévoient même d’être enterrés au « bled ». Les assurances rapatriement en témoignent.
La crise du COVID-19 a bouleversé complétement les volontés de nos aînés. La fermeture des frontières a provoqué une situation inextricable pour de nombreuses familles, comme nous l’avons précédemment évoqué. Mais combien cela concerne t’il de personnes réellement ?
Démographie et estimations des personnes concernées
Selon l’INSEE, la population de 65 ans et plus en France représente 13 750 578 personnes, soit 20,50% de la population totale française. Les statistiques ethniques étant interdites, nous nous baserons donc sur des fourchettes et des chiffres estimés de la population musulmane en France. Selon l’institut américain Global Religious Futures, la population musulmane en France est de 7,5% de la population nationale, soit un chiffre de 5 millions de personnes. En calquant la pyramide des âges de la population musulmane sur la population française, le nombre de musulmans de plus de 65 ans avoisine le million de personnes (dont 43% d’hommes et 57% de femmes).
Pour estimer la mortalité des musulmans de plus de 65 ans, nous n’avons pu tenir compte de la surmortalité liée aux maladies chroniques plus présentes chez les populations masculines de la première génération et celles du Covid-19. Selon nos estimations, en tenant compte du taux de mortalité de 2017 par tranches d’âges et par sexe établi par l’Institut National d’Etudes Démographiques (INED), la mortalité des musulmans de France de plus de 65 ans pourrait concerner de 35000 à 40 000 personnes; soit une centaine par jour !
Enterrement « au bled » ou dans un carré musulman ?
De son côté, et avant la crise du Covid19, le CFCM avance, sans certitude, le chiffre de 80% de musulmans enterrés au « bled ». Nos interlocuteurs (associations, pompes funèbres musulmanes, etc..) que nous avons interrogés, parlent de la même proportion. La plupart des Etats (Algérie, Tunisie, Maroc) favorisent ces retours de dépouilles qui prennent en charge une partie du rapatriement. Cela permet à cette génération d’être inhumée près de leurs parents et développe, sans sarcasme, un « tourisme mortuaire » pour les descendants qui vont rendre visite à leurs parents.
Toutefois, il faut apporter une nuance que tous nos interlocuteurs confirment : le pourcentage de 80% de défunts enterrés au pays d’origine concerne la première génération d’immigrés en France !
Dans de nombreuses familles de la 2nde, 3ème ou 4ème génération, le choix se porte de plus en plus pour un enterrement en France. La famille souhaite pouvoir se rendre plus fréquemment sur la tombe du défunt. Dés lors, trouver un carré musulman devient un calvaire !
Des règles de droits stricts sur les cimetières
Les cimetières sont une prérogative du maire. La loi du 14 novembre 1881 a laïcisé ceux-ci et en abolit le caractère confessionnel. Seules les tombes peuvent faire apparaître des signes particuliers propres à la religion du défunt. Les cimetières privés sont prohibés depuis 1971 avec interdiction d’en créer de nouveaux ou d’agrandir les existants. Jusqu’à cette date, quelques cimetières privés, essentiellement israélites, ont pu être gérés par des institutions juives.
Il existe aussi plusieurs cimetières musulmans dans les départements d’Outre-Mer. Les Gujaratis de la Réunion obtiennent le 23 novembre 1911, l’autorisation d’avoir un cimetière (le cimetière au Butor à Saint-Denis créé en 1915). Mayotte dispose aussi de plusieurs cimetières musulmans à M’tsangamouji. En Métropole, le cimetière privé musulman est créé par décret présidentiel en 1934, sur un terrain de l’actuel Hôpital Avicenne de Bobigny. Passé sous l’égide de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris en 1962, il devient communal en 1996 et confié aux villes d’Aubervilliers, La Courneuve, Drancy et Bobigny.
A l’exception de ces cimetières, il est donc interdit pour un maire d’en créer un confessionnel à l’exception notoire de l’Alsace-Moselle. En effet, cette région annexée en 1870 par la Prusse, n’a pas eu à appliquer les lois sur la laïcité de 1881 et 1905. Ceci explique la création de celui de Strasbourg qui a été inauguré le 6 février 2012.
Des carrés musulmans entre 100 et 600 en France
Les maires ayant le pouvoir (et le choix) de créer ou non des carrés confessionnels le font selon leur bon vouloir. Une circulaire du 19 février 2008 du ministère de l’Intérieur, en charge des cultes, encadre et encourage les carrés confessionnels et les modalités de sépultures.
Il est toutefois difficile de recenser le nombre exact de carrés musulmans en France ! Les estimations parlent de 100 carrés dont 23 en Ile-de-France à 600 selon le président du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) Mohamed Moussaoui. Plusieurs des carrés musulmans sont déjà complets ou saturés (Bobigny, Villetaneuse ou Arras). A Gennevilliers, le maire PCF, Patrice Leclerc, qui a pourtant agrandi le carré musulman, est « contraint » de refuser les demandes de familles n’émanant pas de sa commune. La difficulté à être enterré hors des carrés musulmans réside dans des questions d’espaces et de rites religieux.
Des questions de rites et d’espace
Outre les prières rituelles, les funérailles en Islam (Janazah) prévoient une toilette mortuaire du corps et un enveloppement dans un linceul (en coton blanc en général). Par ailleurs, la tête du défunt doit être placée en direction de la Qibla de la Maison Sacrée de la mosquée de La Mecque.
Si selon Saphirnews, une fatwa autorise l’inhumation des défunts hors des carrés musulmans en France, les règles d’inhumation et de tradition religieuse sont confrontées à des questions d’espace (lié à la direction de la tombe). C’est l’une des raisons principales de la création des carrés musulmans en France.
La question du cercueil diffère aussi selon les rites. Pour de nombreux sunnites, le corps du défunt doit être enseveli dans son linceul à même la terre pour que « l’âme » (ruwh, ndlr) puisse s’en échapper, même si cette tradition tend à disparaître même en terre d’Islam. En France, depuis la circulaire du Code Général des Collectivités Territoriales (Article R.2213-25), il est interdit d’inhumer sans cercueil.
Enfin, la crémation du corps du défunt est interdite en islam ainsi que l’exhumation sauf en cas de force majeure. En France, les concessions dans les cimetières ont des durées limitées dans le temps (10, 30, 50 ans ou perpétuelle). Elles sont payantes. Pour Paris, il faut compter 755 euros pour 10 ans, 2560 euros pour 30 ans, 4004 euros pour 50 ans et enfin 13430 euros pour une concession perpétuelle.
La difficulté de se faire inhumer en France a souvent poussé les musulmans à privilégier leurs pays d’origine. Le report des élections municipales a bouleversé certains accords pour des carrés musulmans négociés. Avec la fermeture des frontières, de nombreux acteurs, comme Cap Sud MRE, demandent aux autorités maghrébines d’autoriser, par cargo, les rapatriements de défunts, sans leurs familles dans leurs pays d’origine. Ils invoquent le coté hermétique du cercueil et les lois de transport aérien, très à cheval sur ces questions. Aujourd’hui, la Turquie rapatrie ses ressortissants d’origine en avions cargo. Pour l'Algérie, le consulat de Montpellier nous a confirmé que le rapatriement des défunts était maintenu et que l'aide aux transports et à l'évacuation était pris en charge pour les plus démunis.
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