Hôpitaux : « On a transformé le patient en client »
Tous les soirs à 20h00, les soignants sont applaudis par la France entière. Et pourtant, voici plus de 10 ans que le système hospitalier est en plein marasme. Normal dés lors que le journaliste et réalisateur d’investigation, Bernard Nicolas soit en « pétard » ! Rédacteur en chef adjoint de « 90 minutes » sur Canal Plus et réalisateur de plus de 40 documentaires d’investigation (Médiator, Suicides à France Telecom, centrales nucléaires, etc..), il a essayé plusieurs fois d’alerter sur la dérive qui a découlé du système. Après deux ans d’enquête et avec les professeurs Philippe Halimi, Christian Marescaux et Eric Maitrot, il en a fait un livre sorti en mars 2018, « Hôpitaux en détresse, patients en danger » aux Editions Flammarion. Son constat est sans appel : on a laissé mourir le service public hospitalier en appliquant des techniques de management déshumanisantes.
Pourquoi avoir fait ce livre il y a deux ans ?
C'était le fruit de 2 ans d'enquêtes pour lequel on avait sollicité des médecins libéraux, du milieu hospitalier, des responsables du SAMU, etc.. qui avaient perdu tout sens à leurs travails. On voulait voir comment le système hospitalier avait vécu la loi de l'ancienne ministre de la Santé de Nicolas Sarkozy, Roselyne Bachelot, votée en 2009-2010 et qui a donné le pouvoir aux directeurs d'établissements au détriment du corps médical. Avec cette loi, on est entré dans un processus de rentabilité à tout prix. Ce sont les gestionnaires qui « tenaient » l’hôpital. Il y avait une course aux actes médicaux dont 30 % étaient inutiles et non pertinents.
Vous parlez de gestion comptable. On essaie de savoir si un patient est rentable ou pas…
Absolument ! L'important est que le patient reste le moins de temps possible et que l'on multiplie les actes car c'est cela qui rapporte de l’argent à l'hôpital. Les médecins ont l’impression d’avoir un financier derrière l'épaule et qui passe son temps à les contrôler sur les actes. La pression est énorme sur les chefs de service avec une pression insupportable. Pour le livre, j'ai enquêté auprès de plusieurs dizaines de médecins de différentes spécialités, d'établissements et de régions de France. Ils ont fait tous le même constat : il y a eu des plans hospitaliers depuis 30 ans mais celui qui a donné le coup de grâce, c’est celui de Bachelot avec son processus de gestion draconienne et son souci de rentabilité. On a tenté de faire un documentaire, que les chaînes nous ont refusé. On l’a financé par une plateforme de crowfunding, et on s’est attelé sur le CHU de Grenoble.
Pourquoi l'hôpital ne peut pas être rentable ?
En fait, il peut l'être. Ce que nous disent ces médecins, c’est que l’hôpital est à la fois de l’accueil, de la compétence et de l'humanité. Avec ce système, ils ont eu le sentiment de perdre cette humanité qui fait partie de leur éthique. On leur demande d'aller plus vite. Celui qui passe trop de temps avec ses patients se fait remonter les bretelles. Un médecin m’a parlé de son relevé, agrémenté d’ émoticônes, vert ou rouge selon la gestion de son service.
L'hôpital n'est pas fait pour être rentable ?
On peut ne pas perdre d'argent de manière excessive mais la rentabilité ne doit pas être l'objectif. Le but, c’est l'accueil, la performance, les résultats sur le plan thérapeutique. On ne soucie plus du thérapeutique. Avec ce système, on a transformé le patient en client.
Que manque t’il aux hôpitaux aujourd'hui ? Est-ce que cela concerne les urgences ou les services ? Est-ce un manque de matériel ou un manque humain ?
La crise est à tous les niveaux. Aux urgences, il y a eu des économies à tous les étages. Certains appels, même dans cette période de Covid 19, ne sont pas pris. On avait parlé dans le livre du « 15 qui ne répond plus ». Un ancien chef du Samu de Seine-et-Marne raconte comment malgré ses demandes de moyens supplémentaires, de médecins régulateurs, il avait fini par se faire virer. Beaucoup de médecins du public sont partis dans le privé. Il y a aussi l'absence d'investissement dans le matériel. On le voit avec les masques, les respirateurs. Les masques c’est du papier. Tous les services ont été sacrifiés. C'est un problème de gouvernance avec une mise sous pression. J’ai travaillé sur les suicides à France Télécom (un livre et deux documentaires), je retrouve dans le récit que me faisaient certains médecins, les mêmes techniques de harcèlement, de pression insoutenable basée sur la rentabilité et les efforts continus.
Pourtant, le personnel hospitalier est en grève depuis un long moment.
On ne peut que déplorer le fait que l'on ne les a pas entendu. On a mis des gestionnaires issus de l’école de Rennes qui ne raisonnent qu’en chiffres, sans aucun sens de la l’humain. Ils ne sont pas médecins mais c'est eux qui les dirigent. C’est aberrant ! Les chefs de service n'ont plus leur mot à dire.
Vous situez la cassure au niveau du plan Bachelot. Que s'est il passé depuis ?
Ils ont pensé que ce n’étaient que des revendications salariales alors que ça passait après tout ça. On leur promet des primes mais je pense qu'ils n’en ont rien à faire. Ils les prendront évidemment mais ils sont en première ligne sur le COVID 19 comme ils le sont au quotidien depuis une dizaine d'années. Là où le bât blesse, c'est aussi la création – et François Fillon l'a regretté d'ailleurs – des agences régionales de la santé. Ces structures dépendant du ministère de la Santé ont imposé un joug financier aux hôpitaux en terme de dotations.
Comment va t’on sortir de cette situation ?
Il y aura un après Covid-19, je l’espère ! Les soignants ont besoin d'une nouvelle gouvernance, d'une autre conception de la gestion d'un hôpital avec des décisions collégiales. Le système est devenu pathogène. Même avec du fric, ça ne changera rien ! Ce qui me met en pétard, c’est qu’Agnès Buzyn savait tout cela. Elle était en même temps « ficelée aux pattes » car les décisions sont faites à Bercy. C’est comme pour les masques qu’Edouard Philippe annonce comme arrivant de Chine. Mais c’est un scandale que dans un pays qui vante sa médecine au monde entier, les soignants n'aient pas la protection suffisante.
Sur l'histoire des masques, Bachelot avait commandé un milliard de masques. Où ont-ils disparu ?
Ils ont une date de péremption. Les stocks n’ont pas été renouvelés par souci d’économies (15 millions d’euros par an, ndlr). Sur un plan global, ce qui se passe à l’hôpital qui a un caractère stratégique pour la santé de nos concitoyens, est l'arbre qui cache la forêt : celui de l'abandon progressif des services publics. Prenons l’exemple de l’hôpital de Sélestat (dans le Grand Est, région la plus touchée, ndlr). Il a été fermé car « pas assez rentable ». On vient de le rouvrir et heureusement tout le matériel de réanimation était là. J’ai même vu un jeune médecin avec son père retraité qui avait assisté à la fermeture.
Tous les soirs, on applaudit les soignants mais que pouvons-nous faire pour eux ?
La pétition est une bonne idée. Il faut une prise de conscience populaire. Les politiques au pouvoir s'aperçoivent bien que l'on a trop tiré sur la corde. Il faut sauver le service public hospitalier et les services publics en général. Les applaudissements, mêmes symboliques, montrent bien que les gens ont conscience de l'importance de l'hôpital et des gens qui y travaillent.
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