#1 Au cœur de la production de chloroquine et d’azithromycine
Ce sont 6 « ouvriers de l’ombre », qui assurent nos besoins thérapeutiques en France et au Maroc. Impliqués dans la production des deux produits phares du procédé du Dr Raoult, ils/elles sont techniciens, chimistes, pharmaciens, à la partie commerciale ou au conditionnement. Leur parole est rare comme dans le nucléaire ou l’armement. A condition de leur assurer leur parfait anonymat*, ces petites mains de la seconde ligne nous dévoilent leur univers. Leurs mots d’ordre : sens de l’engagement, fierté et technicité.
Saint-Genis-Laval, dans la région lyonnaise, une ville de 20 000 habitants qui a connu un vrai essor au début des années 80. Située à proximité de grands axes autoroutiers, 2 zones industrielles regroupent la moitié des entreprises. Les salariés souvent originaires des quartiers populaires voisins (Villeurbanne, Bron, Givors, Venissieux), viennent travailler dans cette ville plutôt bourgeoise.
C’est dans la zone dite des Barolles, que trône la devanture d’un bâtiment austère : la FAMAR. Derrière ces murs, dans un parc de 14 hectares, 250 salariés s’activent dans un complexe fait de bâtiments et de coins de verdure. Ce sous-traitant travaille pour Merck, Pfizer, Sanofi, etc. L’usine est aussi l’unique site enregistré pour fabriquer et délivrer le marché France, en Chloroquine Sulfate (Nivaquine). Elle fournit également de l’antibiotique à base d’Azithromycine, utilisé dans le procédé du professeur Raoult.
Depuis le 10 juillet 2019, ce fleuron de l’industrie pharmaceutique vit un enfer. Le fonds d’investissement KKR a décidé de les placer en redressement judiciaire. En effet, l’entreprise n’est pas en cessation de paiement (ils ont une bonne trésorerie) mais en cessation d’activités ! « On est dans le cœur de la chimie et de la pharmacie dans la région, nous indique Jacques* qui travaille au conditionnement. Si Famar s’arrête, ca sera la première entreprise pharmaceutique en Rhône-Alpes qui fermera ! On pensait que la direction allait nous laisser mourir de notre petite mort. » Dés la fin des commandes prévue pour le début juillet 2020, l’usine doit fermer ses portes, laissant les salariés dans l’expectative.
« On pourrait produire du gel hydro alcoolique mais personne ne nous le demande »
On parle beaucoup d’eux dernièrement. Ils ont été médiatisés et retrouvent l’espoir de pouvoir continuer un métier qu’ils aiment. A l’Assemblée Nationale, le premier ministre a été assailli de questions sur le sujet, par les insoumis Jean-Luc Mélenchon et Mathilde Panot. De leur coté, 2 sénateurs socialistes du Rhône (Annie Guillemot et Gilbert-Luc Devinaz) ont demandé une décision immédiate. Le président de la région Auvergne Rhône Alpes, Laurent Wauquiez a promis de mobiliser des aides régionales.
Contactés par nos soins, plusieurs hommes et femmes politiques de tout bords ont souhaité réagir. La sénatrice communiste de la Loire, Madame Cécile Cukierman, dans une lettre au ministre Bruno LeMaire, demande la mise en place d’une protection financière et administrative pour le site. La députée Danièle Obono a indiqué que le Groupe de la France Insoumise travaillait à la nationalisation de Famar et de la société Luxfer. Enfin, 2 députés non-inscrits et une députée LR nous ont assuré suivre le dossier.
Même s’ils veulent y croire, les « Famar » ne comprennent pas la lenteur de la prise de décision. Surtout après les propos du président Macron. « La chloroquine nous sauvera peut-être, reprend Jacques*. On fait le buzz mais il ne faudrait pas que ça tombe comme un soufflé. Nos chaines de production, ce n’est pas que la Chloroquine ou l’Azithromycine. C’est aussi 12 médicaments d’intérêt thérapeutique (MITM). Quand je fais un médicament, c’est comme si je le faisais pour moi. Notre société a du potentiel. Savez-vous qu’on a un atelier de cosmétiques fermé depuis 4 ans ? On pourrait produire des tonnes de gel hydro alcoolique sans problème mais personne ne nous le demande ! On a les installations et le savoir-faire. Il faudrait juste commander les produits pour qu’on le fasse.»
La boule au ventre mais ayant foi en l’avenir, les salariés (60% d’hommes, 40% de femmes) se connaissent pour la plupart depuis plus de 10 ans. Ils viennent par petits groupes, tout en respectant les mesures prises depuis le confinement et en évitant de se serrer les mains. « Ces mesures sont intrinsèques à notre activité, explique Patrick* de la fabrication. Cela fait longtemps que nous sommes sensibilisés à ces questions d’hygiène. Nous connaissons les risques de virus et de microbes, de protection individuelle et collective. Tout le monde répond présent sauf ceux qui ont des enfants ou des risques de maladie (cardiaque, diabète). Ca n’a pas d’incidence majeure. Nous nous serrons les coudes à défaut de pouvoir nous serrer les mains. »
« Fierté et responsabilité sociétale » à Casablanca
A près de 2000 kilomètres de là, dans la zone industrielle d’Ain Sebâa Bernoussi, dans le nord de Casablanca, les rues sont désertes. La plage de Petite Zenata est vide. Dans ce quartier populaire connu pour ses usines aux murs blanchis à la chaux, véritable cœur industriel du Maroc, une voiture s’arrête, sur le bien nommé « Boulevard de la Chimie » juste devant la Maphar, l’une des plus anciennes entreprises pharmaceutiques du Maroc. Depuis 70 ans, elle fabrique et conditionne des médicaments de grande qualité. « Nous produisons de la Nivaquine et conditionnons le Plaquenil, évoque Tahar* qui travaille à la division commerciale. J’éprouve un sentiment de fierté à faire mon métier. On se sent une responsabilité sociétale. Cela fait partie de notre raison d’être comme entreprise pour assurer la disponibilité des médicaments au Maroc et au delà si nous le pouvons. »
Le Royaume peut s’enorgueillir de faire partie des rares pays à produire de la chloroquine dans le monde. Le sentiment d’être utile se partage avec celui de la peur de tomber malade. « Je laisse mes enfants avec mon mari, indique la pharmacienne Rajae*. C’est dur mais je n’ai pas le choix. Ma famille en a conscience. On travaille plus en ce moment, sans compter nos heures. Avant, comme disait le dicton, une cheikha (chanteuse traditionnelle, ndlr) était plus populaire qu’une pharmacienne. Notre métier est dix fois plus valorisé aujourd’hui. »
Reboosté par les décisions royales de gestion de la crise du coronavirus, le personnel s’amuse de son nouveau rôle dans la société. « Je suis devenue une consultante médicale pour toute une ville, dit Rajae* en rigolant. On me demande si ça va se prolonger, ce qu’est la chloroquine, etc.. Les gens ont besoin d’être conseillés et de se sentir protégés.»
Que ce soit au Maroc ou en France, aucun moyen possible, surtout en ce moment, d’entrer dans ces unités de production en dehors des salariés. Pour des raisons évidentes de sécurité, tout est extrêmement contrôlé, jugé et vérifié.
Il faut compter un mois pour faire un médicament
« On ne produit pas des médicaments à la volée », indique Tahar*. Les productions sont basées sur les prévisions de vente, apportées par les commerciaux. Le directeur supply chain détermine avec le responsable de la demande, les lots à créer et la répartition durant l’année. « Pour la Nivaquine, nous n’en produisions qu’une centaine de milliers par an, explique Tahar*. On la répartissait sur l’année à hauteur de 10 000 par mois, surtout pour les voyageurs allant vers des pays touchés par le paludisme.»
Gestion des lignes de production, nécessité du stockage, capacité du matériel et de l’humain,… rien n’est laissé au hasard pour rentabiliser au maximum. « Sans le process de fabrication et de contrôle, on ne peut créer un médicament. Plus on a un gros volume, plus on réduit les coûts de fabrication. Et puis, ça permet de ne contrôler qu’une fois. »
En temps normal, le délai pour la fabrication d’un médicament va de 21 à 28 jours entre le début de la fabrication, l’ensemble des contrôles et l’autorisation de libérer le lot. Hautement stratégique, le contrôle étatique se pratique à tous les niveaux : Audit, certifications, autorisation, etc.. « La règlementation est très sévère, rapporte Rajae*. Par exemple, il est demandé d’avoir un pharmacien contrôleur pour chaque étape impliquant du personnel. L’usine doit bénéficier des BPF (Bonne Pratique de Fabrication) ou GMP (Good Manufacturing Practices) pour être en mesure de produire »
Dans l’usine on retrouve des chimistes, des biologistes, des pharmaciens, des techniciens, des contrôleurs de qualité, etc.. Ils ont effectué des études, minimum bac+2 jusqu’à bac+5. « En fabrication, c’est essentiellement des techniciens, explique Mostapha* passé par plusieurs postes dans l’entreprise. Je suis entré à l’usine après mon cursus en chimie. Même si j’avais les qualifications nécessaires, j’ai du être formé à nouveau par l’entreprise. Tous les ans, j’avais droit à une mise à jour de ma formation.»
En France comme au Maroc, le procédé de fabrication d’un médicament est soumis à des règles qui sont les mêmes. Une industrie pharmaceutique se répartit en plusieurs zones, dont les plus connues sont les zones blanches de fabrication, sous un contrôle permanent et aux conditions sanitaires extrêmement strictes et les zones de conditionnement, dite du magasin où les comprimés sont mis dans les boites et stockés. Dés demain, nous nous glisserons dans le cœur de l’appareil…
Deuxième partie ici : Au coeur de la production de chloroquine (2/2)
>> Voir aussi :
Les salariés de Famar Lyon toujours dans l'expectative
Tribune : Il faut sauver le soldat Famar Lyon
La France risque de ne pas pouvoir produire de la Chloroquine
* Tous les prénoms et fonctions ont été changés pour des raisons de confidentialité