Sana Ben Achour : « La tendance à la régression des acquis des Tunisiennes s’est aggravée »

 Sana Ben Achour : « La tendance à la régression des acquis des Tunisiennes s’est aggravée »

Sana Ben Achour. Propos recueillis par Seif Soudani

Fête de la Femme en Tunisie et date de commémoration de la promulgation du Code du statut personnel (1956), le 13 août n’a pas été célébré cette année par la présidence de la République tunisienne autrement que par une visite de Kais Saïed auprès des femmes rurales travaillant dans les champs de Borj Toumi. Nous avons interrogé l’intellectuelle Sana Ben Achour, juriste et militante féministe, sur les derniers développements de l’actualité en rapport avec cette thématique.

 

LCDA : Le président de la République Kais Saïed a récemment limogé sans égards la cheffe de gouvernement Najla Bouden, puis a convoqué la PDG de la Télévision nationale, Awatef Dali, violemment sermonnée au Palais de Carthage. Pensez-vous que cela atteste d’une volonté de traiter ces femmes sur un même pied d’égalité que les hommes hauts fonctionnaires, ou bien cela cache-t-il une forme de sexisme ?

S.B.A : Il faut reconnaitre que le président Kais Saied, limoge à tour de bras sans état d’âme, faisant endosser à ses ministres, pour lui simples fusibles éjectables à souhait, toute la responsabilité de son propre échec. L’image des harangues présidentielles face à des ministres et à des responsables dociles et complaisants, acquiesçant à ses interminables semonces sans mot dire et tête baissée, est déshonorante. Le président n’a semble-t-il de reconnaissance pour personne. Il peut se retourner à tous moments contre ses plus proches collaborateurs et collaboratrices sans ménagement. Le plus important est pour lui de se grandir dans l’avilissement des autres, tenus à l’occasion pour « des traites, des comploteurs, des prédateurs et des vendus ».

Pour ma part, la nomination de Mme Bouden en septembre 2021 – dans le sillage du coup d’Etat du 25 juillet – ne m’a pas trompé sur les véritables desseins du Président, ni sur ses soudains et improbables penchants féministes. J’avais déclaré à temps que ça « puait la manœuvre ». J’avais même souhaité à Mme Bouden de réussir malgré lui. Je ne me fais pas de doute sur sa profonde aversion de la liberté des femmes, de l’égalité, des droits universels, du féminisme et du combat contre le patriarcat et ses assignations discriminatoires. Le sexisme du président n’a pas besoin d’être débusqué.  Il se déclare au grand jour. Il s’est exprimé sans retenue lors de l’éviction sans droit des 57 magistrates en accusant, en bon misogyne qu’il est, les magistrates « d’adultère et d’outrage aux bonnes mœurs ».

 

Le candidat à la présidentielle Saïed n’avait pas caché en 2019 certaines positions très conservatrices s’agissant notamment de l’égalité hommes – femmes dans l’héritage qu’il qualifiait de « faux débat ». Depuis l’octroi des pleins pouvoirs le 25 juillet 2021, cette tendance idéologique s’est-elle concrètement traduite par un recul des acquis en matière de droits des femmes ?

L’actuel président n’a pas fait mystère de ses convictions patriarcales et discriminatoires des femmes. C’est pourquoi je ne m’explique pas l’engouement qu’il a suscité auprès des « progressistes ». J’ai encore en mémoire son objection à l’égalité successorale au prétexte qu’elle contredit l’impératif coranique, ainsi que sa fameuse sortie sur la citoyenneté des femmes qui s’arrête au seuil de la maisonnée, ou encore ses élaborations sur l’équité comme substitut à légalité, ou enfin les classifications opérées entre égalité formelle et égalité substantielle. Tout cela pour rejeter l’égalité en droits entre les hommes et les femmes ! J’entends encore son manichéisme de mauvais aloi entre les travailleuses rurales (les kadihates) et les autres « femmes décors ».

Depuis, cette tendance s’est aggravée par des reculades sur les acquis des Tunisiennes. A commencer par la parité électorale dont attestent les résultats des législatives de décembre 2022 – janvier 2023. Seules 25 femmes sont parvenues à l’ARP, représentant 16,2% du total des sièges contre 23% en 2019 et 36% en 2014.  Le « parrainage » (Tazkiya) des femmes à moitié avec les hommes a été un vrai coup porté aux combats des féministes pour la citoyenneté et la participation à la vie publique à travers la parité de candidature par alternance sur les listes et en tête de liste. Ce parrainage soi-disant paritaire a aggravé les inégalités que le scrutin uninominal a forcément induit par « tamisage » social au profit des hommes, les dignitaires locaux. Il a institutionalisé les stéréotypes de genre : les femmes marrainent mais ne gouvernent pas ! N’oublions pas non plus la suspension de l’Assemblée parlementaire qui a eu pour effet désastreux d’arrêter tout débat démocratique et contradictoire en renvoyant aux calendes grecques le projet sur l’égalité successorale, et en ôtant par-là aux Tunisiennes le moyen de se parer contre leur pauvreté sur des générations du fait des inégalités à l’héritage des biens et de la terre.

Les droits des femmes sont plus que jamais aujourd’hui sous la menace de l’idéologie débridée du chef et des moyens normatifs exorbitants que lui octroie sa constitution islamique. Après avoir «bazardé » le caractère civil de l’Etat (ancien article 2 de la constitution de 2014), il a vite fait de « réinjecter » dans le droit constitutionnel de la Tunisie « les objectifs de l’islam (en vérité maqassid al-chariâ) dont les cinq finalités sont, dans le texte, la  préservation de la religion, de la vie humaine, de l’honneur, de la raison et des biens », tout en en attribuant la charge  exclusive à l’Etat, c’est-à dire en dernière instance, à son incarnation par un chef d’Etat tenant de la guidance du juriste dans le système chiite (wilayat al faquih). On commence déjà à percevoir en pratique les premiers signes de régression et de revirement relativement aux droits et libertés comme sur les successions interconfessionnelles, les mariages entre musulmane et non-musulman, les violences à l’égard des femmes, la théorie du grand remplacement de l’identité arabo-islamique de la Tunisie.

 

– De nombreux observateurs de la vie politique tunisienne reprochent aux élites intellectuelles tunisiennes une certaine passivité, voire une apathie, durant ces deux dernières années face à la déconstruction méthodique des institutions démocratiques du pays et aux prémices de musèlement des médias. Ces griefs sont-ils sévères ou fondés selon vous ?    

Je déplore fortement le silence des « élites » (qui restent à définir tant l’expression est sujette à variations et critiques), voire leur engouement et le blanc-seing donné au coup d’Etat du 25 juillet 2021 (appelé par réductionnisme « coup de force ») et à son entreprise de détricotage systématique des institutions démocratiques issues de la révolution.  Beaucoup, oublieux des principes de l’Etat de droit et de la démocratie, l’ont jugé salutaire par aversion de l’islam politique avant de se rétracter. Mais les dés étaient jetés, profitant à un Kais Saied enivré par son succès, sourd aux critiques et aux appels au dialogue, comme l’a été le mouvement Ennahdha avant lui.

Avec le temps et face à la dérive populiste autoritaire du chef, des voix critiques ont commencé à se faire entendre individuellement d’abord puis collectivement sur les dangers de son projet politique, la menace que représentent les pleins pouvoirs, le  péril de la mise au pas la justice, les risques du passage en force vers la nouvelle constitution, l’arbitraire de la criminalisation de l’opposition politique, les manœuvres pour l’instrumentalisation de la justice, la liquidation des opposants jetés aux fers sans droit ni procès équitable, etc. En vérité si je dois formuler des griefs c’est bien contre un régime qui gouverne par la peur, la perversion totalitaire du droit et l’asphyxie de toute vie politique.

 

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