S.A Bisiaux : « Les immigrés sont contributeurs avant d’être bénéficiaires »

 S.A Bisiaux : « Les immigrés sont contributeurs avant d’être bénéficiaires »

60 idées erronées sur le phénomène de la migration, c’est ce que propose l’ouvrage « En finir avec les idées fausses sur les migrations » publié le 18 mars 2021 aux Éditions de l’Atelier. Porté par les États Généraux des Migrations et réalisé en partenariat avec une vingtaine d’associations et organisations impliquées dans la défense des droits des exilés, le texte, rédigé par Sophie-Anne Bisiaux, s’attache à démonter pièce par pièce les préjugés relayés par les détracteurs de toute politique d’accueil. S’appuyant sur des chiffres, des données et des faits, elle démontre, dans un style limpide, que l’accueil des immigrés est non seulement réalisable, mais surtout souhaitable. Entretien avec l’auteure.

LCDA : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

Sophie-Anne Bisiaux : L’immigration est un sujet fortement politisé, qui revient sur le devant de la scène à chaque élection, donnant lieu à des débats particulièrement clivants. A l’occasion de ces débats fusent généralement dans les discours et les médias une multitude de préjugés sur les migrations venant alimenter les peurs et l’intolérance. Selon un sondage Ifop réalisé fin 2018 concernant le regard des Français sur l’immigration, la moitié des répondants seraient ainsi contre les migrations. Mais lorsqu’on regarde de plus près les résultats de l’enquête, on s’aperçoit que cette opinion défavorable repose sur des idées fausses : trois quarts des Français pensent que l’immigration coûte plus à la France qu’elle ne lui rapporte, deux tiers estiment qu’elle a un effet négatif en matière de sécurité et 61% estiment qu’elle menace la laïcité… autant de représentations totalement erronées. C’est de l’ambition de lutter contre ces préjugés qu’est né le projet de ce livre porté par les Etats généraux des migrations. En déconstruisant les idées fausses véhiculées autour des migrations, dans un style accessible et pédagogique, il s’agit de donner à toutes et tous les moyens de participer à un débat éclairé et dépassionné sur la question.

Pourquoi le phénomène de l’immigration est-il mal perçu ? Quels seraient les responsables dans cette perception négative des migrations ?

– Dans une société en pleine crise – crise économique, crise sanitaire, crise sociale… désigner les immigrés à la vindicte publique est d’une redoutable efficacité. A l’heure où les Etats-nations ne semblent plus capables d’assurer pleinement les conditions d’existence minimale de leurs citoyens et citoyennes (logement, emploi, santé…), la création de boucs émissaires (les immigrés) et la proposition de produits politiques de substitution (la protection des frontières) permettent de redonner aux dirigeants politiques un minimum de crédibilité. Aussi, rendu en large partie impuissant par la mondialisation, l’Etat trouve ainsi aujourd’hui sa justification dans la lutte qu’il affiche contre des menaces qu’il participe à construire comme telles, déplaçant son offre et la demande des citoyens du social vers le sécuritaire. Que la lutte contre l’immigration soit aussi fréquemment mise au centre des débats politiques par tous les bords politiques devient ainsi une manière de détourner l’attention des véritables préoccupations des citoyens et de calmer la colère sociale.

D’un point de vue économique, quels sont les avantages et les inconvénients des migrations ?

– On l’entend souvent : les immigrés viendraient voler le travail des nationaux, tireraient les salaires vers le bas, lorsqu’ils ne viennent pas en Europe pour vivre au crochet de la société et profiter des systèmes de protection sociale… Or, contrairement aux idées reçues, l’immigration n’a d’une part que très peu d’effets sur l’emploi et sur le niveau de salaire. Car le marché de l’emploi n’est pas un gâteau de taille fixe à partager en davantage de morceaux lorsque le nombre de convives se multiplie, mais le nombre d’emplois augmente en même temps que la population. Par ailleurs, les immigrés viennent généralement occuper des emplois boudés par les nationaux, dans des secteurs d’activités précaires, pénibles ou dangereux. D’autre part, concernant les systèmes de protection sociale, les immigrés sont contributeurs bien avant d’être bénéficiaires. N’oublions pas que mêmes les sans-papiers paient des impôts, alors qu’ils n’ont pas accès à la plupart des droits sociaux. Dans une Europe vieillissante, qui ne parvient pas à combler certains besoins du marché du travail et qui peine à financer ses systèmes de protection sociale, l’immigration est une aubaine. A condition bien sûr d’assurer des conditions de travail et de vie dignes à tous les travailleurs, quel que soit leur statut.

Si l’intégration a un coût, celui-ci est dérisoire, non seulement par rapport au gain net que représente l’immigration sur le long terme, mais également par rapport au coût de la fermeture des frontières. Pour ne prendre qu’un exemple : 15.000 euros, c’est le prix moyen en France de l’expulsion d’un étranger dans son pays d’origine, sans compter le coût de l’enfermement dans les centres de rétention. Et alors que ces dernières années, l’enfermement et la militarisation des frontières se privatisent, ils sont devenus des marchés juteux pour tout un panel d’entreprises. Finalement, ce qui coûte cher au contribuable, ce sont les politiques de non-accueil et de rejet.

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Quelles sont les problématiques clés de la politique migratoire ?

– Les politiques migratoires de la France et de l’Union européenne ont depuis plusieurs décennies une dimension purement répressive envers les populations jugées indésirables. Cela a des conséquences désastreuses tout aussi bien sur ces dernières que sur les sociétés qui les accueillent : multiplication de camps insalubres aux périphéries des villes, exilés pourchassés par la police, citoyens solidaires criminalisés, murs et barbelés dressés aux frontières, transformation de la Méditerranée en vaste fosse commune, prolifération de discours racistes relayés par les médias, banalisation de l’enfermement, montée du racisme et de l’islamophobie…

Ces politiques migratoires, inhumaines, xénophobes et violentes se durcissent au détriment des valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité, censées être au fondement de nos sociétés. L’accueil des exilés et l’ouverture des frontières n’est pas un mal nécessaire, un sacrifice ou un acte de charité condescendant, mais au contraire une occasion à saisir pour tenter de construire un monde plus égalitaire, plus juste, plus solidaire, prêt à surmonter les défis sociaux et environnementaux à venir.

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Pensez-vous que l’Europe, et plus particulièrement la France, est une terre accueillante pour les migrants ?

– Depuis l’année 2015, pendant laquelle plus d’un million d’exilés ont franchi les frontières grecques et italiennes, circule l’image d’une Europe « accueillante ». Or, il est nécessaire de mettre ces chiffres en perspective. Alors que plus de 4 millions de Syriens ont fui leur pays en guerre durant l’année 2015, la moitié se sont réfugiés en Turquie et près d’un quart en Jordanie et au Liban. Aussi, aujourd’hui, une personne sur 4 est réfugiée au Liban.  Par comparaison, le million de demandeurs d’asile arrivés sur le territoire de l’UE en 2015 au plus fort de la « crise », ne représente que 0,2% de la population européenne… De manière générale, l’immense majorité des réfugiés sont accueillis dans des pays en développement. 73 % des personnes déracinées dans le monde vivant dans un pays voisin de leur pays d’origine. Pourtant deuxième puissance économique mondiale, l’UE n’en accueille qu’une toute petite part.

Ces dernières années le budget alloué à la fermeture des frontières a explosé, au détriment de celui consacré à l’accueil et de l’intégration. Aussi, depuis la fin de la guerre froide, les membres de l’Union européenne et de l’espace Schengen ont-ils érigé plus de 1000 km de murs à leurs frontières…

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Quant à la France, par rapport à ses voisins européens, elle est très loin d’être la plus accueillante. Selon les chiffres d’Eurostat pour l’année 2019, celle-ci compte 8,4 millions d’immigrés, ce qui représente 12,5% de sa population. C’est beaucoup moins que l’Allemagne qui en compte 14,9 millions sur son sol, soit près de 18% de sa population. Par ailleurs, en matière de délivrance de titres de séjour, la France est l’un des pays européens les plus restrictif. Et les réformes des dernières années ne vont pas dans le bon sens, qu’on pense à la loi dite « Collomb » de 2018, qui a considérablement affaiblit le droit d’asile, ou encore à l’augmentation des frais d’inscription pour les étudiants étrangers en France en 2019.

Si les gouvernements de plusieurs pays européens n’ont pas réussi des politiques d’intégration, peut-on engager une partie de la responsabilité aux migrants ?

– Imputer les échecs de l’intégration aux immigrés est devenu un lieu commun, particulièrement dans les discours des dirigeants politiques français avec l’idée que les immigrés seraient devenus « inintégrables ». Aujourd’hui l’intégration tend ainsi à prendre la forme d’une injonction individuelle : c’est à l’individu de s’intégrer, d’abandonner ses particularités pour se conformer au groupe majoritaire sous peine d’être marginalisé et de conserver à jamais son statut précaire. L’intégration entendue comme un effort et preuve de volonté des individus, permet alors de classer les personnes en fonction de leurs réussites ou leurs échecs, entre les bons immigrés et les mauvais, ceux qui, bien que naturalisés ou nés français, resteront, au fil des générations, des « immigrés de deuxième, troisième génération… ».

Or, l’intégration est au départ une notion collective : c’est d’abord aux pouvoirs publics d’assurer l’intégration, que cela soit en offrant des cours de langue, en assurant l’ouverture des droits économiques et sociaux aux nouveaux arrivants ou en luttant contre les discriminations qu’ils subissent. Ces dernières années, l’intégration, qui devrait théoriquement appeler à des actions interministérielles fortes et durables, s’est rétrécit à des dispositifs d’accueil des primo-arrivants largement insuffisants et qui pour la plupart sont avant tout mis au service du contrôle des frontières.

Rendre les immigrés responsables de leur exclusion ou les « jeunes de banlieue » coupables de leur précarisation devient ainsi une manière pour les pouvoirs publics de se déresponsabiliser de leurs propres échecs et d’invisibiliser les rapports sociaux inégalitaires créés par les politiques de ghettoïsation à la française.

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Quelles actions faudrait-il entreprendre pour assurer la bonne gérance des flux migratoires ?

– Les politiques migratoires que tente de promouvoir ce livre s’articulent autour de l’accueil et de la liberté de circulation pour toutes et toutes. Dès lors qu’on reconnaît l’égalité des droits et les libertés fondamentales comme des exigences démocratiques au cœur de notre société, il n’est plus possible de rejeter toute une partie de la population sur la base de sa nationalité ou de sa situation administrative. L’ouverture des frontières est l’unique solution pour assurer le respect de l’égalité des droits. Elle seule permet de surmonter le déterminisme du lieu de naissance, les égoïsmes nationaux, ainsi que les inégalités de développement et les déséquilibres environnementaux induits par des siècles de colonisation et de promotion de modèles extractivistes polluants.

Quel est le message que vous souhaiteriez adresser à une personne anti-immigré ?

– Contrairement à ce que prétendent de nombreux dirigeants politiques qui instrumentalisent les questions des migrations, l’accueil des immigrés et l’ouverture des frontières est une chance pour toutes et tous. Depuis trop longtemps triomphe la stratégie du « diviser pour mieux régner », consistant par exemple à dresser les travailleurs nationaux contre les immigrés. Or, être payé au juste prix, travailler dans des conditions décentes et avoir une protection solide en cas de perte d’emploi sont des exigences portées par tous les travailleurs, que ceux-ci soient immigrés ou non, qu’ils aient des papiers ou non. Qu’il s’agisse de la xénophobie ou de la pauvreté, mettre les formes d’exclusion en concurrence ou invisibiliser l’une en prétendant combattre l’autre est stérile, voire dangereux. Ces entreprises sont généralement le fait de ceux qui, au fond, ne font que très peu cas des inégalités, de quelque ordre soient-elles.

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